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EN TRI PO LIT A INE
EDMOND BERNET
Chargé de Missions Scientifiques
EN TRIPOLITAINE
VOYAGE A GHADAMÈS
SUIVI
des Mémoires du Maréchal IBRAHIM-PACHA, ancien- gouverneur
SUR SON OEUVRE EN TRIPOLITAINE AVANT LA GUERRE
Préface de M. DUPARC
Professeur à l'Université de Genève.
AVEC ILLUSTRATIONS ET CARTE
^r
PARIS
FONTEMOING ET Gie, ÉDITEUR
4, RUE LE GOFF, 4
1912.
ay
^3S
A mon cher et vénéré maître
Monsieur DU PARC
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE
Je dédie ce livre
Edmond Bernet.
PRÉFACE
Le livre que M. le docteur Bernei présente au pu-
blic a un double mérite, celui d'arriver à son heure, et
d'avoir été écrit par un homme de science qui, en véri-
table observateur, a su voir dans le pays qu'il a traversé
autre chose que les faits qui se rattachent à la spécia-
lité qu'il professe. Les événements tragiques dont la
Tripolitaine est en ce moment le théâtre attirent en effet
l'attention générale sur cette contrée, qui, dit-on, fut si
fertile dans l'antiquité, et sur laquelle nous avons pré-
sentement si peu de données précises. Rares en effet sont
les voyageurs <[iii Vont parcourue et surtout qui l'ont
étudiée, et s il en est qui la représentent comme un dé-
sert aride et inhospitalier, d'autres lui attribuent des
richesses incalculables qui, à leurs yeux, justifient les
convoitises quelle a fait naître.
M. le docteur Berneta, dans une récente mission
scientifique, traversé la Tripolitaine sur toute sa lon-
gueur. Accompagné de quelques gendarmes turcs, ses
fidèles compagnons chargés de veiller à sa sécurité qui
d'ailleurs, nous dit-il, ne courut pas grand risque, il est
arrivé jusqu'à Ghadamès, la ville sainte perdue au
PREFACE
milieu des sables du désert. Après un séjour dans cette
curieuse cité, il est rentré à Tripoli en changeant d'iti-
néraire et en passant un peu à l'est de son premier
trajet.
Malgré les privations et les difficultés inhérentes à un
pareil vogage, la petite caravane n'a pas brûlé les étapes;
bravant la soif et l'ardeur d'un soleil iorride, l'auteur
i -'est arrêté partout où il trouvait des observations inté-
ressantes à recueillir ; il n'a pas seulement noté les par-
ticularités géographiques et géologiques du pags, mais
il a pris la peine d'étudier aussi ses habitants, leurs
usages et leurs coutumes. Chemin faisant, M. Bernet a
soigneusement relevé son itinéraire, ce qui lui a permis
de nous donner une carte excellente de la région qu'il a
traversée, puis à titre documentaire il a pris un nombre
considérable de clichés photographiques dont quelques-
uns ont déjà été reproduits dans l'Illustration.
Partout où il a été en contact avec les populations, l'au-
teur s'est attaché à en comprendre le caractère et les
aspirations; abandonnant souvent son escorte et accom-
pagné seulement de son interprète, il a su gagner la
confiance des gens avec lesquels il a été en contact, et
dans des conversations familières il a pu se faire une
idée exacte de la situation politique et économique de ta
Tripolitaine, des relations qui existent entre Turcs con-
quérants et Arabes conquis, et enfin du rôle administratif
joué par le gouvernement ottoman dans l'organisation
du pags.
M. Bernet était, comme on le voit, on ne peut mieux
documenté pour écrire un ouvrage sur la Tripolitaine.
La lecture attentive de son manuscrit m'a convaincu que
relie affirmation n'a rien d'exagéré, et c'est avec un
intérêt toujours soutenu que j'ai suivi le vaillant explo-
PRÉFACE IX
valeur dans ses pérégrinations. Ecrit d'une façon vive
et alerte qui n'est point toujours exempte de malice, son
livre contient, en dehors de la description du pays et
des gens, une partie anecdotique fort intéressante, puis
une foule d'appréciations aussi nouvelles qu'originales
qui, émanant d'un homme dépourvu de toute idée pré-
conçue mais jugeant par ce qu'il a vu et entendu, ont
dans les circonstances présentes une réelle valeur.
Tous ceux qui suivent de près les péripéties de la lutte
engagée entre l'Italie et la Turquie, comme aussi tous
ceux qui s'intéressent à la colonisation du continent
noir par les Européens, voudront lire l'ouvrage de
M. Bernet, et je souhaite à ce volume tout le succès
qu'il mérite.
L. Duparc,
Professeur à l'Université de Genève.
INTRODUCTION
Lorsque, le 8 août de cette année, je quittais Tri-
poli pour rentrer en France, je ne me doutais guère
des nuages menaçants qui s'amoncelaient au-dessus
de cette grande colonie turque ! Les événements se
sont précipités avec une foudroyante rapidité et
quelques semaines à peine après mon départ les
forts et murailles de Tarabolos l'antique s'écrou-
laient sous les premiers coups de canons tirés par
l'escadre italienne.
Chargé de mission scientifique dans l'intérieur de
la Tripolitaine, j'ai accompli un voyage de plus de
i.5oo kilomètres pendant lequel j'eus l'occasion
d'étudier sur place les mœurs des habitants et les
institutions du pays. Il se dégage de l'examen de l'or-
ganisation coloniale du vilayet des données cu-
rieuses et imprévues qui acquièrent aujourd'hui un
intérêt d'actualité, car, si la Tripolitaine est proche
de l'Europe, peu d'auteurs ont décrit la configuration
du pays et les mœurs de ses habitants.
Grâce à mon expédition récente, je puis donner
sur une série de questions des renseignements pré*
1
2 EN TRIPOLITAINE
cis qui viennent parfois mettre à néant les histoires
fantaisistes que Ton s'est plu à inventer, dans un
but politique évident. Je ne citerai ici que la question
de l'esclavage, et une autre question, non moins in-
téressante, concernant les rapports qui existent
entre les Turcs et les Berbères. Et je dois dire que
dans ces deux cas, le gouvernement ottoman a joué
un beau rôle, tout à fait contraire à celui que l'on
peut imaginer après la lecture des articles qui ont
paru sur la Tripolitaine, il y a quelques mois.
On a beaucoup parlé en particulier du traitement
cruel que subissaient les Berbères sous le joug otto-
man et des tableaux terribles ont été représentés
dans le but d'accréditer cette idée. Il n'y a rien de
vrai dans ces assertions el au contraire, les Turcs
ont essayé de porter remède au peuple accablé par
la famine et la misère. Dans tout le vilayet des
milliers de rations étaient distribuées chaque jour à
une population qui est reconnaissante des efforts
faits pour elle. Elle le prouve aujourd'hui.
L'administration du vilayet est bien ordonnée et
peut être comparée, sans désavantage, à celle de
n'importe quelle colonie européenne. Du reste une
bonne partie des hauts fonctionnaires de l'intérieur
sont berbères et nommés par la population même.
Au point de vue des communications, la Tripoli-
taine possède un service postal régulier et des lignes
télégraphiques nombreuses ; ces services fonc-
tionnent normalement.
Quant à l'esclavage, il n'existe plus depuis de
longues années et a été combattu avec la plus rigou-
reuse sévérité.
Ce qu'on a surtout reproché aux Turcs, c'est de
INTRODUCTION 3
fermer le pays aux étrangers; les événements actuels
ont démontré la prudence d'une pareille mesure : ne
pouvant pas fortifier le pays comme une autre nation
l'aurait fait, et ceci pour des causes inhérentes à la
situation de la Turquie actuelle, ils se sont con-
tentés d'en empêcher l'entrée, évitant ainsi le con-
tact des populations de l'intérieur avec l'étranger
qui aurait facilement pu gagner une influence.
Cette mesure prise et la guerre déclarée, les Turcs
pouvaient avoir confiance dans la fidélité des popu-
lations de l'hinterland ; là encore le moyen radical
choisi était le seul possible, le seul logique. Il était
difficile aux Turcs de ne pas s'en servir.
Mon voyage qui avait pour but l'exploration de la
Tripolitaine s'est accompli dans la plus parfaite sécu-
rité. Nous avons parcouru le pays jusqu'à Ghadamès,
la ville sainte du Désert. C'est le récit de ce voyage,
qui jette un jour réel et nouveau sur la Tripolitaine,
que j'entreprends aujourd'hui. Je crois ainsi ac-
quitter ma dette de reconnaissance envers les Turcs
qui m'ont reçu avec la cordialité la plus généreuse
et dont j'ai pu apprécier non seulement les hautes
qualités personnelles mais aussi l'œuvre bienfaisante
entreprise en Tripolitaine.
Genève, décembre 19H.
CHAPITRE PREMIER
MALTE ET TRIPOL
De Paris à Tripoli. — Malte. — La Valette. — Le port. — Popula-
tion. — Manœuvres. — Tripoli. — L'arrivée. — Tripoli vu de la mer.
— Débarquement mouvementé. — La douane. — Formalités. — Les
hôtels. — Première impression. — Hôtel Minerva. — Les Souks. —
Place de la Tour de l'horloge. — Les cafés. — Cercle militaire. —
Cinématographe. — Nouveaux quartiers. — Minoterie. — Village
nègre. — Le vieux Tripoli. — Aventure nocturne. — Une soirée au
théâtre grec. — Bars arabes. — Les étrangers à Tripoli. — Les
consulats. — Le consul impérial d'Allemagne. — Visite au Valy.
— Le maréchal Ibrahim Pacha. — Son œuvre et sa popularité. —
Chez Ahmed Hamdi commandant de la Gendarmerie. — Propreté
et sécurité de la ville. — La police indigène. — Achat de cha-
meaux. — Au fondouk.
Pour se rendre de Paris à Tripoli, la voie la plus
rapide est celle de l'Italie par le Simplon, Milan,
Rome, Syracuse et Malte. On profite ainsi des ser-
vices directs établis entre Londres et Malte qui
relient ce dernier point stratégique, le plus important
de la Méditerranée, à la Métropole anglaise. La tra-
versée de Syracuse à Malte est souvent mauvaise par
suite des vents violents qui soufflent surtout pendant
T hiver.
Je suis arrivé en vue de l'antique repaire des che-
valiers de Rhodes par une belle nuit claire. La sen-
sation que l'on éprouve en pénétrant dans ce port'
EN TRIP0L1TAINE
étroit, dominé de tous côtés par de hautes forte-
resses, est celle de l'écrasement sous des forces
concentrées en un point par de puissants artifices.
Un effort colossal a été fait pour rendre ce rocher
inexpugnable et toute la science militaire actuelle a
été mise à contribution pour transformer l'île en
une forteresse imprenable.
Le port étroit et ramifié est dominé de tous côtés
par des rochers aux parois verticales où il est diffi-
cile de distinguer le naturel de l'artificiel, tant l'art
s'est plu à modifier les formes primitives du sol.
La ville principale, La Valette, domine la mer
d'une centaine de mètres et se compose de belles
maisons qui n'ont rien gardé du cachet antique; les
rues étroites et propres s'étendent du port au sommet
de la ville et beaucoup d'entre elles sont si rapides
qu'il a fallu les transformer en vastes escaliers pour
les rendre plus praticables.
Parmi la population, c'est l'élément militaire qui
domine à Malte. Les matelots et les marins sont
très nombreux; leurs uniformes aux éclatantes
couleurs donnent à l'animation de la rue un carac-
tère gai et vif. La ville est coupée en deux par une
grande artère qui passe devant les deux bâtiments
principaux: la maison du gouvernement et le théâtre.
Dans cette rue la circulation est intense; les Mal-
taises aux costumes sombres et peu élégants de reli-
gieuses côtoient les officiers anglais, serrés dans
leurs tuniques rouge écarlate et coiffés de casques
blancs. Les Maltais paraissent être en minorité.
Beaucoup ont émigré sur les côtes d'Afrique et à
Tripoli en particulier nous en trouverons une colonie
importante.
MALTE ET TRIPOLI 7
Le port militaire de Malte est certainement Tune
des plus grandes forteresses naturelles du monde.
Les Anglais délaissent Gibraltar pour concentrer à
Malte, qui par sa position commande à toute la
Méditerranée, des forces navales imposantes. Lors
de mon passage il y avait dans le port plusieurs
croiseurs et la manœuvre de ces gros bateaux de
guerre n'est pas une des moindres distractions dont
jouit le voyageur désœuvré. J'ai assisté à des tirs
de nuit, spectacles captivants et impressionnants
par le grand nombre des bateaux y prenant part;
la vision en est magnifique du haut des jardins sus-?
pendus qui, au-dessus du port, dominent la mer.
C'est par suite d'un contretemps, dont je me féli-
cite du reste, que j'ai dû cet arrêt forcé à Malte. Le
bateau de la Banque de Rome n'était point encore
arrivé d'Alexandrie et j'ai dû séjourner à la Valette
trois jours, pour attendre le paquebot de la Com-
pagnie Nationale italienne, qui fait le service régu-
lier de Malte à Tripoli. Cette traversée dure 22 heures
environ.
Le 9 mars, à six heures du matin, j'arrivai au
large de Tripoli. Surgissant de la brume, indécise de
l'aurore, les minarets éclatants de blancheur s'éclai-
raient aux premiers rayons du soleil levant. La pre-
mière fois que le voyageur est en présence d'une
ville orientale, il est envahi par des sensations nou-
velles. Il se dégage du blanc décor un charme, une
douceur qui exercent une irrésistible séduction. Ce
vieux port, au milieu duquel se balancent paisi-
blement d'antiques bateaux de pêche, produit sur,
l'esprit de l'occidental fébrile une détente bienfai-
sante. Le mystère qui émane de cette vaste côte
8 EN TKIPOLITAINE
plate excite la curiosité. C'est l'Orient, mais l'Orient
d'Afrique avec tout son inconnu et le mystère de ses
ténébreuses légendes.
Tripoli a été dans l'antiquité le théâtre des plus
étonnantes transformations et son importance fut
parfois considérable. C'est à Tripoli que l'Orient
venait autrefois se fournir des produits de l'Afrique
du nord et même du centre ; c'est là aussi "que les
grandes caravanes d'esclaves arrivaient, venant, par
de longues marches, des lointaines régions du Ni-
ger. Dans l'antique emporium s'accumulaient les
denrées précieuses de l'Afrique, qui de là étaient
expédiées dans tous les pays du Levant.
Le port de Tripoli est ouvert à toutes les vagues,
aussi mon débarquement fut mouvementé. Je pris
place dans une minuscule embarcation, conduite par
un seul rameur. La mer était démontée, les vagues
entraient par gros paquets dans notre frêle nacelle.
Par malheur un Turc avait pris place à mes côtés
et, voyant le danger, apeuré, il invoque Allah avec
un accent qui eût été comique sans le danger de
la situation. Je n'étais guère rassuré mais n'eus
pas le temps de me laisser aller à mes émotions,
car je fus obligé d'aider le batelier à vider la barque
qui s'emplissait continuellement. Enfin, après de
longs et persévérants efforts nous atteignons le
bâtiment de la douane. Un officier turc s'empare
de mon passeport et d'une partie de mes bagages.
Je ne pourrai les ravoir que par la voie consulaire.
De pareils procédés peuvent sembler arbitraires
et excessifs, mais si l'on pense aux intrigues que
l'étranger entretient en Orient pour émietter ce
vaste empire, on est bien obligé d'excuser la pru-
MALTE ET TRIPOLI 9
dence dont la Turquie fait preuve. Son but est sim-
plement de rendre impossible des complots tramés
contre le gouvernement.
A Tripoli il existe plusieurs hôtels: Minerva,
Transatlantique et Européen. Le plus ancien est
l'hôtel Minerva où j'arrive quelques instants après
mon débarquement. Plusieurs voyageurs en des-
cendant à Tripoli ont été désillusionnés. Il est vrai
qu'au premier abord, encore sous l'influence de la
douce vision de la ville observée de la mer, l'agi-
tation qui règne dans les rues, près de la douane
vous étourdit. Mais lorsque cette première im-
pression fugitive fait place à la réalité plus vraie,
le sentiment que l'on éprouve est loin d'être une
déception, bien au contraire, chaque pas, dans ces
rues étroites, révèle un monde nouveau, coloré,
curieux. Je m'en rendis compte déjà dans le court
trajet qui conduit de la douane à l'hôtel Minerva,
situé au centre de la ville, sur la rue principale. Cet
hôtel est dû à l'initiative de l'Agence Cook qui an-
ciennement l'a fondé pour procurer aux voyageurs
de passage un gîte à Tripoli. Par bonheur je trouve
encore une chambre libre, ce qui est un heureux
hasard.
La maison est confortable. Une grande cour car-
rée en occupe le centre et les chambres donnent sur
des balcons intérieurs. Cette disposition générale
dans les maisons orientales offre pour l'été l'avan-
tage d'une grande fraîcheur. Par contre en hiver les
courants d'air sont fréquents à travers les portes et
fenêtres qui ne ferment pas, aussi a-t-on à souffrir du
froid. Mais «à Tripoli comme à Tripoli», disentphi-
losophiquement ceux qui sont obligés d'y séjourner.
10 EN TRIPOLITAINE
Tripoli a été souvent dépeinte par des voyageurs
et on en trouve de très suggestives descriptions
dans les géographies de Reclus et de Saint-Martin,
descriptions qui datent d'un certain temps déjà, mais
toujours exactes, car la ville a peu changé ; ce sont
les rues qu'anime une foule bigarrée, les Souks et
la place de l'Horloge qui captivent le plus le voyageur
nouveau débarqué.
Traversons la ville et pénétrons dans les Souks.
Le long d'une étroite rue, couverte de chaque côté,
s'ouvrent de minuscules boutiques remplies d'ar-
ticles les plus divers. Les juifs vendent les produits
manufacturés d'Europe : savons, parfums, taba-
tières, étoffes aux couleurs criardes. Des marchands
de comestibles offrent aux passants les denrées du
pays, des dattes, des figues, des raisins. A côté, de
nombreux cordonniers fabriquent des chaussures
réputées pour l'excellente qualité de leurs cuirs. La
plus grande partie des commerçants sont juifs, mais
plusieurs bazars et magasins de chaussures sont
tenus par des Italiens.
Dans les Souks l'animation est vive. Toute une po-
pulation de Berbères en blancs burnous, d'Arabes
en riches costumes brodés, de mendiants en hail-
lons, de soldats et d'officiers vous coudoie et vous
bouscule avec le plus étonnant sans-gêne. 11 faut un
certain temps au nouvel arrivé pour s'habituer à être
traité si cavalièrement.
A l'extrémité des Souks se trouve la place de la
Tour de l'Horloge. C'est là que l'on vient régler sa
montre à l'heure turque, c'est-à-dire comptée à
partir du lever du soleil. Ainsi lorsqu'il est midi à
notre heure, il est six heures à l'horloge turque.
MALTE ET TRIPOLI 11
Des cafés entourent la place de l'Horloge et ser-
vent de rendez-vous aux Turcs et aux Arabes de la
ville. Les petites tables et les chaises sont jetées en
désordre autour de la place et les consommateurs
toujours nombreux dégustent sans se presser les
petites tasses de café ou de thé aromatisé, tout en
fumant béatement le narghilé. Chacun peut venir là
se restaurer sans grande dépense, car le prix de la
consommation ne dépasse jamais un sou, que ce
soit du café, du thé ou un narghilé ; mais malgré le
bon marché des consommations, beaucoup de clients
se contentent de s'asseoir sans rien prendre et re-
gardent passer le monde.
Vers le soir la place s'anime. C'est l'heure où les
Européens se rendent au cinématographe, la seule
distraction offerte aux chrétiens de Tripoli. Il est
situé près du cercle militaire, grand bâtiment mo-
derne en dehors de l'ancienne ville. De la place de
l'Horloge, il faut longer les murailles massives du
château du Pacha, gouverneur de la colonie, pour
atteindre l'emplacement d'une ancienne porte que
l'on fermait jadis chaque soir, mais qui n'existe
plus depuis plusieurs années. C'est là que se trouve
le cercle militaire, rendez-vous des officiers, des
Arabes riches, des commerçants européens qui
viennent jouir d'un peu de fraîcheur sur la spacieuse
terrasse au bord de la mer, décorée par les antiques
statues romaines recueillies à Leptis. Chaque di-
manche, une excellente musique militaire donne un
concert fort goûté des Tripolitains et des étrangers.
A côté du cercle militaire se trouve le cinémato-
graphe. Pénétrons-y.
La foule bariolée qui emplit le vaste bâtiment
12 EN TRIPOLITAINE
offre un pittoresque coup d'œil. Près de la toile, les
Arabes et les nègres se pressent dans un désordre
bruyant, tandis que le fond de la salle surélevé est
occupé par le « Tout Tripoli » élégant. Comme
le cinématographe est Tunique distraction offerte
aux chrétiens de la ville, on y voit chaque soir les
mêmes personnes qui viennent chercher là un re-
mède à leur ennui.
Tripoli s'est beaucoup développé dans la direc-
tion de l'Est, en dehors des remparts qui sont, du
reste, en partie démolis. 11 s'est formé un nouveau
quartier dont les rues larges et rectilignes, bordées
de maisons à grandes arcades, ont un cachet bien
moderne. C'est à l'extrémité de cette partie nouvelle
de la ville que s'élève une grande minoterie, cons-
truite ces dernières années par une société italienne
constituée par la Banco di Roma, qui a le monopole
des affaires financières en Tripolitaine. Plus loin
encore vers l'Est, c'est le village soudanais, recon-
naissable à ses paillotes circulaires et à ses maisons
de terre dans lesquelles se tapissent les nègres.
Dans ce décor, à l'ombre des palmiers de l'oasis,
ceux-ci peuvent se croire dans leur pays natal.
Mais rentrons dans le vieux Tripoli, de beaucoup
le plus pittoresque. Les ruelles étroites où le soleil
ne pénètre jamais, forment un véritable labyrinthe
dans lequel il est impossible de s'y retrouver et
de s'orienter la première fois. L'on peut cheminer
longtemps dans ce dédale de ruelles sur lesquelles
s'ouvrent de mystérieuses fenêtres grillées et les
portes de nombreuses mosquées, hermétiquement
closes pour les chrétiens.
Un soir, accompagné d'un ami, je résolus de me
MALTE ET TRIPOLI 13
rendre à un petit théâtre grec fréquenté par des
Arabes et des Turcs. Après le dîner, nous nous
dirigeons par des ruelles obscures vers l'endroit
où, d'après mes renseignements, devait se trouver
le théâtre. Je croyais y parvenir facilement.
Au fond d'une cour, une lumière nous attire.
Nous ne doutons pas un instant que ce ne soit là
l'entrée. Nous nous mêlons à la foule de burnous
qui nous enveloppe aussitôt. Résolument, nous
pénétrons dans la cour du sanctuaire. Mal nous en
prit, car nous sommes bousculés sans aucun ména-
gement par des Arabes braillards. Nous fendons les
groupes pour atteindre la porte, mais la foule indi-
gnée nous barre le passage. La situation devient
critique. Je propose à mon compagnon de nous
retirer, c'est la plus sage solution. En nous re-
tournant, nous constatons avec effroi que la re-
traite est coupée : La foule, grossie et amassée
dans la ruelle, profère des cris et des ricane-
ments qui ne sont pas d'un bon augure. Nous
sommes très perplexes sur les suites de cette
aventure, qui a l'air de mal tourner. A ce mo-
ment, je me sens saisi par le bras et je recon-
nais, à la vague lueur de la lanterne, un Turc à
son fez rouge. Il me fait signe de le suivre; devant
lui, les groupes s'ouvrent et nous passons sans en-
combre. Je veux remercier celui qui vient de nous
tirer d'une si mauvaise situation mais, me retour-
nant, je le cherche en vain des yeux, il avait dis-
paru.
Le lendemain seulement, j'eus la clef du mystère.
Ce que nous avions pris pour le théâtre était une
mosquée. Nous l'avions échappé belle ! Que serait-il
14 EN TRIPOLITAINE
advenu si, en insistant, nous avions pénétré dans le
saint sanctuaire, qui perd son caractère sacré à la
seule présence d'un chrétien !
Quelques instants plus tard, nous entrons dans le
théâtre grec. Une salle allongée, fait face à une scène
de petitedimension. Lerez-de-chausséeestoccupépar
des chaises réparties sans ordre. Des Arabes riches,
en burnous brodés d'or et d'argent, se prélassent en
fumant béatement le narghilé et en sirotant du café.
La première galerie est creusée de loges minuscules,
réservées aux personnes distinguées; notre entrée
fait sensation, car les spectateurs reconnaissent de
suite des étrangers qui se hasardent rarement dans
ce théâtre réservé aux Tripolitains. Les loges voi-
sines de la nôtre s'emplissent peu à peu d'Arabes
opulents et de Turcs; je reconnais dans l'une d'elles
le commandant de gendarmerie de Tripoli. Au-
dessus de nous, une large galerie est envahie par
une foule misérable de pauvres diables et de nègres.
Quel ne fut pas mon étonnement de m'entendre in-
terpeller de là-haut et de reconnaître un pauvre hère
débraillé, auquel j'avais donné quelques paras un
jour dans la rue et qui me faisait les signes de Ja
plus vive amitié.
Le rideau se lève sur la première partie du spec-
tacle, la danse du ventre. Des jeunes filles au type
juif fortement prononcé sont assises en ligne sur la
scène avec des jeunes gens et chantent une litanie
monotone et gutturale, en s'accompagnant du tam-
bourin. Tour à tour, au son rythmé de la mélodie,
elles exécutent des pas savants et des contorsions
bizarres. Je me sens envahi par un sentiment de las-
situde et de somnolence. L'atmosphère pénétrée des
MALTE ET TRIPOLI 15
fumées odorantes des narghilés, trouble peu à peu
mon esprit et il me semble, bercé par le rythme,
entrer dans un rêve délicieux. Les danseuses évo-
luent les unes après les autres. L'une d'elles sur-
tout provoque, par d'étonnants et savants mouve-
ments, l'admiration et les sifflets des spectateurs.
Le sifflet exprime ici, non pas le mécontentement,
mais la satisfaction. 11 correspond à nos applaudis-
sements. Pendant les entr'actes, les danseuses
viennent dans la salle et les spectateurs les invitent
à prendre des consommations avec eux.
Après les danses, le rideau se lève sur un sujet
tout différent. C'est la représentation de la scène
de Jacob et de Rachel. Jacob, le célèbre patriarche,
est obligé de fuir chez son oncle Lahanet il s'engage
à servir sept années pour avoir sa fille Rachel en
mariage. Mais au lieu de l'obtenir, Laban lui donne
Lia, l'aînée de ses filles. Jacob est obligé de servir
encore sept années pour gagner Rachel, la cadette.
C'est dans un décor antique, bien approprié à la
scène, que le digne patriarche, de sa voix profonde
et caverneuse, demande à Laban le prix de ses
efforts. Mais cet homme injuste se met dans une
colère terrible et de sa voix qui tonne, il répand
devant lui la terreur. Jacob doit fuir, mais il se
réconcilie bientôt avec Laban. La scène où Jacob
combat avec un ange est curieusement représentée.
C'est un joli spectacle que celui où l'Ange apparaît,
descendant du ciel, éclairé des plus brillantes cou-
leurs. La violence des sentiments qui se dégage du
combat ressort avec une intensité qui donne le fris-
son. Ce qui ajoute encore du charme au jeu lent et
monotone des acteurs, ce sont leurs voix fortes et
16 EN TRIPOLITAINE
solennelles dont les sons profonds et gutturaux
réussissent à exprimer une puissance dominatrice,
sous laquelle les plus fortes volontés doivent plier.
La monotonie et la longueur des scènes jouées par
des artistes dont les mouvements sont compassés et
lents à l'excès, donnent à la représentation la note
solennelle voulue.
Mon ignorance de l'arabe, me fit perdre beaucoup
de la pièce, mais je me félicitai d'avoir pu assis-
ter à cette soirée, car c'est bien là, dans ce petit
théâtre, que l'on peut saisir sur le vif le caractère
local si intéressant de Tripoli.
J'eus encore la bonne fortune un autre soir, dans
les Souks, d'assister aux danses dans des bars cu-
rieux, vastes salles voûtées, où l'on pénètre après
avoir traversé de longs passages tortueux. D'épaisses
draperies en ferment l'entrée, mais après avoir sou-
levé les lourds rideaux, on se trouve subitement
transporté au milieu du plus étrange des spectacles.
Des Arabes, engourdis par les parfums odorants qui
épaississent l'atmosphère de leurs lourdes fumées,
sont écroulés sur des divans, regardant béatement les
danseuses étranges qui, aux sons endiablés des tam-
bourins, évoluent sans arrêt. Mais c'est vêtu de bur-
nous qu'il faut pénétrer dans ces repaires si curieux
duvieuxTripoli,car les chrétiens n'y sont pas tolérés.
La population de Tripoli se monte à près de
36.ooo habitants. Toutes les races d'Afrique et
d'Europe y sont représentées, mais ce sont surtout
les Italiens, les Maltais et les Juifs qui sont les plus
nombreux en dehors des Turcs et de la population
berbère autochtone.
Les nations étrangères sont accréditées auprès du
Tripoli. — Sur les toits. Au fond : le château du Pacha,
la tour de l'Horloge, les minarets.
Rhar. — Le fondouk.
MALTE ET TRIPOLI 17
gouvernement par des consulats généraux. Il y en a
six : allemand, anglais, français, austro-hongrois,
italien, américain. Les consuls de France, d'An-
gleterre et d'Italie habitent de confortables maisons
dans la vieille ville. Les consulats d'Allemagne et
d'Autriche-Hongrie sont situés en dehors des forti-
fications, dans les quartiers nouveaux.
En ma qualité de citoyen suisse, j'avais une lettre
de recommandation pour le consul général d'Alle-
magne, le docteur Tilger. C'est un médecin distin-
gué. Il a fait beaucoup de bien à Tripoli en soi-
gnant généreusement les misérables. Le consulat
se trouve directement en arrière des fortifications,
sur une route nouvellement construite qui conduit
dans le sud. C'est un grand bâtiment quadrangu-
laire, à l'aspect élégant, ayant au centre un hall
vitré. Deux cawas se tiennent en bas, correcte-
ment vêtus de gris, coiffés du fez surmonté des
aigles impériales. Mis au courant de la mission que
j'entreprenais dans l'intérieur du pays, le docteur
Tilger me donna les plus excellents conseils, car il
connaît à fond le pays qu'il habite depuis longtemps,
et les habitants. Je fus très heureux de pouvoir
profiter de son expérience approfondie des peuples
orientaux.
Par suite d'un malencontreux retard, je dus
attendre plusieurs semaines les lettres de recom-
mandation qui m'étaient envoyées de Constantinople
pour le gouverneur de Tripoli. Dès qu'elles furent
parvenues, je me rendis avec le docteur Tilger auprès
du Valy. Précédé du cawas, nous suivons la longue
rampe qui conduit à l'antique château. Des soldats
turcs, en uniformes neufs et de tenue impeccable,
2
18 EN TRIPOLITAINE
présentent les armes à notre passage. Le secrétaire
du Valy vient à notre rencontre dans l'antichambre
et nous pénétrons à sa suite dans la salle d'audience.
C'est une vaste chambre, d'une austère simplicité,
dont les murs sont percés de grandes fenêtres qui
permettent aux regards de plonger sur Tripoli.
J'aperçois les minarets et les blanches coupoles qui
s'élèvent au-dessus de la ville tandis que dans le
port, au pied même du château, la vieille canon-
nière aux emblèmes du croissant se balance paisi-
blement, doucement bercée par les vagues. Une
atmosphère douce et tranquille se dégage de tout
cet ensemble et on a de la peine à imaginer que ce
calme cache, sous une apparence trompeuse, de
sourds complots tramés dans l'ombre par les puis-
sances qui agissent sans cesse contre le pouvoir
ottoman.
A mon entrée, le maréchal Ibrahim Pacha se lève
et me souhaite en termes aimables la bienvenue. Il
m'offre un siège et un domestique m'apporte la
traditionnelle tasse de café. Le Valy me présente
lui-même une cigarette turque, ainsi le veut l'éti-
quette.
Ibrahim Pacha est une grande figure de notre
époque, dont le souvenir restera attaché à la colo-
nie turque. Il a accompli en Tripolitaine une œuvre
considérable que je ferai apprécier à sa juste valeur
dans la suite du récit (1). Militaire distingué, il a
compris le danger que faisaient courir à la colonie
les convoitises de l'Italie et il a essayé d'organiser
en peu de temps la défense intérieure du pays.
(1) Voir les Mémoires du maréchal Ibrahim Pacha à la fin du
volume (appendice).
MALTE ET TRIPOLI
est aussi dans un autre ordre d'idées que
son œuvre est vraiment digne d'admiration ; c'est
dans le domaine de la charité qu'il s'est révélé
un grand bienfaiteur. Par son initiative, il a sauvé
de la misère et de la mort des milliers d'Arabes et
d'indigènes qui mouraient de faim. C'est pour
cette raison que sa popularité parmi le peuple est
considérable. Partout, dans mon voyage, j'ai pu
constater la vénération dont on l'entoure. Aussi,
lors des derniers événements et avant la déclara-
tion de guerre, son rappel à Gonstantinople sur les
instances de l'Italie a été une erreur. C'est à ce
moment que sa présence dans la colonie eût été
nécessaire pour diriger la résistance du vilayet.
Ibrahim Pacha, adoré de tous, était l'homme qu'il
fallait dans cette situation critique. Puisse la Tur-
quie n'avoir pas à regretter la mesure prise par
son gouvernement !
Le consul d'Allemagne explique à Son Excellence
le but de ma visite. Le Valy s'engage à m'aider le
plus possible dans l'accomplissement de ma mission
et il m'octroie quatre zaptiés et un chaouch pour
m'escorter jusqu'à Ghadamès. Il me donne en outre
d'utiles indications sur le pays que j'ai à traverser
et il prévient de son côté toutes les autorités de
l'intérieur de se mettre à mon entière disposition
pour m'aider dans mes recherches. Ibrahim Pacha
souhaite un heureux succès à ma mission et me
recommande encore de m'adresser à lui en cas de
besoin. Je remercie chaleureusement Son Excellence
de tant d'amabilité et nous nous retirons.
Quelques jours plus tard, je me rends chez Ahmed
Hamdi, commandant de la gendarmerie, qui doit me
20 EN TRIPOLITAINE
■ fournir les zaptiés de mon escorte. Il me reçoit avec
toute l'affabilité dont les hauts fonctionnaires turcs
ont le secret. Ancien professeur dans une institu-
tion supérieure, il s'exprime en bon français, et
regrette vivement de ne pouvoir m'accompagner en
personne dans mon exploration, mais surchargé de
travail par la réorganisation de la police du vilayet,
il ne peut quitter son poste. Il se donne une grande
peine à cette tâche difficile mais actuellement, grâce
aux efforts poursuivis depuis plusieurs années, la
police est admirablement faite à Tripoli. D'heure
en heure, des rondes régulières parcourent pendant
la nuit les rues de la ville et les gendarmes, dans
leur tenue correcte et irréprochable, ne le cèdent en
rien comme élégance et propreté à ceux des nations
européennes. Les zaptiés sont recrutés avec grand
soin et sont obligés de fréquenter une école spé-
ciale. Ils ne sont enrôlés dans la police qu'après
avoir passé avec succès les examens de sortie de
l'école. Ces faits étonneront les voyageurs qui ont
visité Tripoli il y a quelque dix ans quand la police
était à peine organisée et à une époque où il était
dangereux de parcourir la ville de nuit. Les choses
ont bien changé car, actuellement, de nuit et de jour, *
on peut se promener dans la plus parfaite sécurité
dans des rues propres et bien entretenues. Il y a là
un effort constant du gouvernement à essayer de se
tenir au niveau des exigences actuelles et les efforts
accomplis sont déjà remarquables si l'on pense
qu'ils n'ont été tentés qu'à partir du régime Jeune-
Turc. Il ne faudrait pas croire que les agents de
la police sont choisis parmi les sujets turcs seule-
ment car les trois quarts au moins des gendarmes
MALTE ET TKIPOLI 21
sont d'origine berbère. Il existe, par conséquent,
une police indigène dont les éléments sont fournis
par la population autochtone du pays, en tout point
comparable à celle que la France et d'autres nations
entretiennent dans leurs colonies. On ne saurait
montrer un esprit d'organisation plus moderne dans
ses conceptions et une idée plus nette de ce que
doit être un gouvernement colonial. Les Turcs ont
su, dans cette œuvre qui était en plein développement
il y a quelques mois, choisir des instructeurs capables
qui leur ont donné les conseils les plus compé-
tents (1).
Ahmed Hamdi me prie de lui accorder quelques
jours de répit, car il tient à choisir lui-même les
zaptiés qui doivent composer mon escorte, de façon
à me procurer des hommes sur lesquels je puisse
compter absolument en cas de besoin. 11 y réussit
parfaitement, et c'est en grande partie au zèle dévoué
des gendarmes que je dois le succès de mon voyage.
Il me restait encore quelques jours avant mon dé-
part. Je les occupai avec mes compagnons aux di-
vers préparatifs indispensables pour une mission
qui doit durer plusieurs mois dans le désert. Il nous
manquait encore quelques chameaux. Nous nous
rendîmes au marché réservé pour ces animaux, qui
se tient le mardi sur la plage, entre le château du
valy et le jardin public. Là, d'innombrables bêtes
sont amenées de loin par des Berbères aux faces
jaunes et anguleuses. L'achat d'un chameau est une
opération délicate, car l'Arabe qui cherche à se dé-
barrasser d'une bête sans valeur a recours à des
(1) Cette œuvre de réforme est presque entièrement due au
maréchal Ibrahim Pacha (voir l'appendice). *
EX TMPOUTAIXE
ruses qu'il est bien difficile de dévoiler. Ainsi les
chameaux trop maigres et qui trouveraient difficile-
ment un acquéreur, sont gonfles artificiellement et
ce n'est généralement qu'après l'acquisition et quel-
ques jours de marches pénibles dans le désert que
l'acheteur se rend compte qu'il a été trompé. Mais
alors c'est trop tard pour réclamer et il faut subir la
conséquence de cet acte malhonnête. La patience
est nécessaire pour arriver à s'entendre, car le
deur demande tout d'abord un prix exorbitant qu'il
baisse peu à peu. L'Arabe aime passionnément la
discussion, il en jouit beaucoup plus que du profit
du marché. Le prix des chameaux varie dans d'as-
sez grandes proportions et dépend de l'acheteur.
On peut se procurer un bon chameau pour deux
cents francs mais on en trouve également pour 4 à
8 livres turques.
Nos chameaux et nos bagages sont rassemblés
dans un fondouk, vaste bâtiment avec au centre un
grand espace quadrangulaire dans lequel les ani-
maux sont parqués. Tout autour de cet espace -
disposées des chambres qui peuvent recevoir colis
et voyageurs. Anciennement le fondouk était bien
entretenu, pourvu d'une fontaine élégante, on le
visitait avec plaisir, mais aujourd'hui il n'est plus
qu'un hangar malpropre où hommes, bètes et
marchandises sont entassés pèle-mèle. L'aspect n'en
est pas moins curieux. Le « vaisseau du désert ».
comme on a appelé si justement le dromadaire,
se promène tranquillement, ridiculement majes-
tueux ou bien il est accroupi et pousse des gro-
gnements désagréables, en essayant de mordre le
chamelier occupé à le tondre, ou à le badigeonner
MALTE ET TRIPOLI
de goudron. Il faut faire attention à la morsui
chameau, car la blessure produite est dangei
par suite de l'infection qui résulte de la saleté
mâchoires, mais en général les cham<
pas méchants, ils rendent d'immenses services et
sont doué- d'une grande force de i ice. Sans
ces fidèles serviteurs, la «-onquête des grands es-
- désertiques sans eau ni fourrage serait im-
possible; ils sont les auxiliaires indispensables de
l'explorateur saharien.
CHAPITRE II
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN. NALOUT
Rassemblement de la caravane devant le consulat. — Charge des cha-
meaux. — Les zaptiés. — Le Chaouch. — Le départ. — Le long de
la côte.— Zanzour. — Les puits. — Les jardins. — L'industrie du
vin de palme. — La récolte du vin de palme en Tripolitaine. — Le
vin de palme dans les régions équatoriales. — Roule en construc-
tion. — Le fondouk de Rhar. — Le marchand arabe. — Chiens
kabyles. — L'oasis d'El Zaoïa. — Campement. — Bir Turkey. —
Cavaliers turcs. — Le brigand. — Mentalité orientale. — Ouragan
de sable. — Le puits de Dgdeida. — Sur les chameaux. — Puits de
Barka. — Égaré dans le bled. — La source de Dgdeida. — Repas
en retard. — La falaise du Djebel Fassato. — L'oasis de Tiji-Aïn
Ghesbah. — Les ruines. — La Chambre des squelettes. — Cam-
pement de Salat-Bou-El-Hassa. — Escalade de la falaise. — Le
dernier refuge des révoltés. — La source de Nalout. — Bien
gardé. — Arrivée à Nalout. — Le docteur Raffet. — Promenade. —
Porteuse d'eau. — Le puits. — Le ksar berbère. — Maison troglo-
dyte. — Le siège du gouvernement. — Postes et Télégraphes. —
Le vent. — Déménagement.
Le 24 mars, jour fixé pour le départ, notre cara-
vane est rassemblée devant le consulat d'Allema-
gne. Elle se compose de trois Européens, cinq
zaptiés, quatre domestiques berbères, huit cha-
meaux et six chevaux. Les chameliers sont occupés
à préparer les charges, ce qui est long, car la répar-
tition des fardeaux doit se faire autant que possible
en tenant compte des forces différentes des bêtes.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITA1N 25
Ces préparatifs s'effectuent au milieu d'un branle-
bas général et de cris assourdissants ; car le Tripo-
litain est bruyant, il gesticule et crie pour accomplir
le moindre travail. La charge des chameaux n'est
pas une opération facile. Un homme se pend à
la queue de la bête, tire en arrière, un autre tape
sur l'animal à tour de bras. Le chameau ne pou-
vant faire autrement tombe sur les genoux, ramène
les membres postérieurs sous son corps, et, par
un dernier mouvement, s'accroupit. Une fois à terre,
on place sur la bosse du chameau une sellette rem-
bourrée de paille à laquelle sont suspendus, de
chaque côté, des couffins renfermant les bagages.
11 faut une certaine habitude pour placer la charge
car le chameau résiste. Sentant le poids appuyer sur
son échine, il retourne son long cou et cherche à
mordre le conducteur. Ne pouvant l'atteindre, il
essaye de s'échapper. Il y arrive souvent. Au moment
de ficeler les charges, l'animal se lève brusquement,
culbute colis et conducteurs. C'est alors tout à
recommencer.
Nos cinq zaptiés arrivent au galop de leurs petits
chevaux. Le chaouch Sadok vient se présenter. C'est
un vieux soldat à la figure énergique, sur la poitrine
duquel brille la médaille du Yémen. Il a en effet
accompli cette campagne d'Arabie, dans un pays
terrible, contre des adversaires fanatiques. Son cou-
rage lui a valu la distinction qu'il porte fièrement.
Je suis vivement reconnaissant à Ahmed Hamdi de
m'avoir donné un officier si capable. Le chaouch
me nomme les différents gendarmes de l'escorte.
L'un d'eux, un Turc du nom de Mustapha, parle le
français sans accent; originaire de Smyrne, il a été
96 en tripoliïaim:
élevé dans une famille française. Il me sera d'un pré-
cieux secours comme interprète. Les autres zaptiés
sont de race berbère et connaissent bien le pays, ils
me serviront de guides.
La caravane est maintenant au complet. Le doc-
teur Tilger et M. Gutowski, directeur de la régie
des tabacs, assistent à notre départ. Après les der-
niers adieux, j'enfourche mon petit cheval berbère
tandis que les deux Français qui m'accompagnent se
hissent tant bien que mal sur les chameaux. 11 faut
une certaine habitude pour accomplir ce dernier
exercice et atteindre sans trop de tâtonnements
l'équilibre stable. Le signal du départ est donné et
suivis des bons vœux de tous, nous quittons Tripoli.
Notre itinéraire est de nous rendre directement à
Nalout, dans le Djebel occidental, en traversant le
Bled tripolitain, grande plaine qui s'étend des mon-
tagnes du sud à la mer. Le Djebel lui-même sera
exploré au retour.
Nous passons au sud de Tripoli pour atteindre la
côte à l'ouest. Une large piste sableuse suit le rivage.
Les palmiers de l'oasis qui entourent la ville devien-
nent plus rares. La limite de la mer bleue foncée et
du blanc rivage donne naissance à une ligne sinueuse
interrompue çà et là, dans sa continuité, par de pe-
tites falaises rocheuses au pied desquelles les vagues
viennent mourir. Nous avançons lentement et en
silence. Aucun obstacle ne vient rompre la triste
monotonie de la côte uniforme qui s'étend devant
nous. Après plusieurs mois de séjour dans le désert,
l'impression sera différente et par contraste avec les
effrayantes solitudes du sud, nous trouverons ce
même paysage, gai et riant.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN 27
Après quelques heures de marche, nous appro-
chons de la belle palmeraie de Zanzour, située à
i5 kilomètres de Tripoli. La piste bien marquée est
encaissée entre deux haies de figuiers de Barbarie
dont les longues épines défendent l'entrée des jardins.
Le grincement des chadoufs trouble seul le silence
de l'idyllique oasis, et révèle le travail incessant
de cultivateurs invisibles. L'eau des puits est ré-
pandue par une multitude de canaux qui se ramifient
en tous sens dans la palmeraie; grâce à cette irriga-
tion sans cesse entretenue croissent en abondance
les céréales, les figues, les pastèques, les melons
ainsi que le jasmin dont l'odeur est si aimée des
orientaux. Parmi la végétation, les blanches coupoles
de marabouts et des koubbas se détachent nettement
sur le fond vert de l'oasis.
Mon domestique Hamed m'entraîne vers un
Arabe, accroupi au bord du chemin. C'est un mar-
chand de vin de palme. Il a devant lui plusieurs jarres.
Je bois avec plaisir la liqueur sucrée que l'on appelle
ici le legbi; il me rappelle celui du Soudan quoique
ne provenant pas des mêmes espèces de palmiers.
Sa fabrication donne lieu, en Tripolitaine, à une
véritable industrie importée par les Tunisiens. Pour
obtenir le legbi, les indigènes entaillent légèrement
le sommet de l'arbre et le suc s'écoule dans une
jarre en suivant une feuille recourbée. Mais tout le
monde n'a pas le droit de fabriquer le vin de palme.
Il appartient à celui qui a fait ses preuves dans cet
art et qui paie une redevance fixée. Il a obtenu ainsi
le monopole de fabriquer et de vendre le legbi dans
une oasis. Cette mesure a été prise par le gouver-
nement dans le but de protéger les palmiers d'une
2S EN TRIPOLITAINE
destruction qui est à craindre dans un pays où la
végétation est localisée dans des espaces trop res-
treints. Car la diminution des palmiers aurait les
conséquences les plus graves; elle amènerait fatale-
ment la disparition des oasis et avec elle celle des
cultures et des habitants qui seraient obligés d'émi-
grer.
Au Soudan, il n'est pas nécessaire de tant de
précautions, et la fabrication du « nzan », nom du
vin de palme sur les côtes du golfe de Guinée, est
beaucoup plus primitive. Les indigènes décapitent
simplement le sommet du rônier, espèce de palmier
éventail, et l'arbre, après l'opération, meurt. Le
liquide est du reste recueilli de la même façon dans
des récipients appropriés. Beaucoup de voyageurs
ont été effrayés en traversant les espaces équato-
riaux de la multitude d'arbres ainsi sacrifiés et l'on
s'en est parfois ému. Mais c'est sans doute à tort
car si le rônier devait disparaître, il y a longtemps
que ce serait chose faite. Depuis la plus haute
antiquité, en effet, les nègres s'enivrent avec la
délicieuse boisson qu'est le vin de palme et si le
voyageur traverse souvent des espaces immenses
où les palmiers, dépourvus de leurs feuilles, sem-
blables à des manches de balais, attestent d'anciennes
forêts de rôniers, il n'est pas moins vrai qu'il pousse
toujours de nouveaux arbres, malgré la guerre
acharnée qu'on leur fait. La vitalité du rônier est si
prodigieuse dans les contrées équatoriales que leur
nombre ne paraît pas diminuer. En Tripolitaine,
grâce aux précautions prises, le palmier ne meurt
pas. Quelques années après l'opération, il pourra de
nouveau fournir du vin.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN 29
Au sortir de l'oasis de Zanzour, nous cheminons
sur un terrain sableux où poussent seulement quel-
ques herbes desséchées. La piste s'éloigne de la mer
de plusieurs kilomètres et court parallèlement à une
curieuse plate-forme blanche, non loin de nous, à
notre gauche. C'est une route en construction. Heu-
reux de pouvoir en profiter, je pousse mon cheval
sur la plate-forme de sable qui domine le bled, mais
je l'avais à peine atteinte qu'un Arabe surgit et
m'invective violemment. Ne comprenant guère ce
qu'il me veut je ne m'en préoccupe pas. Mal m'en
prit, car l'irascible personnage, passant des paroles
à l'action, saisit mon cheval par la bride et me fait
lestement redescendre le talus. En me retournant, je
l'aperçois qui bouche soigneusement les traces que
les sabots de mon cheval ont laissées dans le sable
meuble, car j'avais endommagé la route. Il y a des
années, paraît-il, qu'elle est en construction, mais
chaque hiver elle est détruite par les vents violents
qui soufflent en rafales sur la plaine (1).
C'est dans un fondouk de l'oasis de Rhar que nous
passons notre première nuit de campagne. Mais la
joie de trouver une habitation devait être de courte
durée car, à peine étendus sur nos lits de camp, nous
sentons toute une multitude de bestioles se pro-
mener sur notre épiderme. Cette première nuit est
intolérable et nous ne pouvons fermer l'œil, dévorés
que nous sommes par la vermine. Dans la demi-som-
nolence, j'aperçois dans un coin de la chambre notre
hôte, un vieil Arabe, accroupi devant une espèce de
table sur laquelle il pèse avec minutie des denrées,
(1) Le valy a engagé depuis lors des ingénieurs français capa-
bles pour la construction des routes.
80 EN TRIPOLITAINE
11 tient là boutique et de temps en temps, de nou-
veaux arrivants, semblables à des fantômes blancs,
entrent et viennent causer avec lui. A la faible lueur
des bougies les figures parcheminées se succèdent
sans bruit pour ne pas nous réveiller. Ces visiteurs
viennent faire leurs achats au vieux trafiquant. Peut-
être même échangent-ils des produits de contre-
bande car parfois ils jettent un regard inquiet du
côté des zaptiés. Mais ils peuvent être sans crainte
car nos braves gendarmes ne sont nullement in-
commodés par les bestioles qui nous dévorent et
dorment du plus profond sommeil.
Le lendemain, au jour, nous nous mettons en
route et traversons les belles palmeraies bien arro-
sées de l'Ymaya et de Dgedgdain. Après nous être
approchés une dernière fois de la mer dont le bleu
s'aperçoit tout près de nous, entre les palmiers,
nous prenons franchement la direction du sud-ouest
pour atteindre bientôt le beau groupe d'oasis d'El-
Zaoia. Nous cheminons au milieu des jardins que
gardent ces horribles chiens kabyles dont la voix
perçante et désagréable nous poursuit. Rien n'est
plus agaçant que ces maudits roquets qui se jettent
dans les jambes des chameaux et des chevaux au
grand risque des cavaliers. Heureusement que notre
levrette élancée se précipite et met en fuite ces gar-
diens trop criards dont les blanches silhouettes dis-
paraisssnt bientôt derrière les figuiers de Barbarie.
El-Zaoia est un chef-lieu important, résidence d'un
kaïmakan. Nous débouchons sur la place du village
entourée de belles maisons avec de confortables
balcons, sur lesquels se pressent les fonctionnaires
qui nous regardent passer. Mais nous n'avons pas
Nous traversons les belles palmeraies
de l'Ymaya et de Dgedgdaïn.
A l'approche de la nuit
les tentes sont montées sur le sol aride.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOL1TAIX • 31
le temps de nous arrêter et après avoir rassemblé
tant bien que mal nos chameaux dispersés au milieu
de la foule qui emplit la place, nous nous engageons
dans le petit chemin qui serpente entre des maisons
délabrées et des ruines. Sur un tertre, à notre
droite, les tombes d'un cimetière berbère se pres-
sent, impressionnantes dans leur primitive simpli-
cité. Il y en a là des centaines dont l'emplacement
est indiqué seulement par des dalles et des roches à
peine travaillées, toutes orientées vers le levant.
A partir d'El-Zaoia, le long de la côte, les oasis
sont nombreuses et se succèdent jusqu'à la frontière
tunisienne. Nous quittons cette ligne de verdure
pour entrer en plein dans le bled, que nous allons
parcourir pendant sept journées jusqu'à Nalout.
Nous ne verrons plus de belles oasis, seulement de
temps en temps quelques palmiers au bord d'une
source.
A l'approche de la nuit les tentes sont montées
sur le sol aride. Les palmeraies de l'arrière plan
forment un cercle verdoyant qui brille sous les
derniers rayons du soleil couchant. Nos chameaux
se dispersent dans le bled à la recherche d'herbes
savoureuses. Leurs ombres s'allongent toujours et
bientôt ce décor disparaît dans la nuit.
C'est sur un terrain sableux, bosselé, couvert
d'herbes desséchées que la caravane poursuit sa
route les jours suivants. Les vents ont creusé des
dépressions profondes et étroites que nous sommes
obligés de traverser jusqu'au puits de Bir Turkey.
Les points d'eau deviennent plus rares, aussi nos
zaptiés abandonnent leurs chevaux pour les rempla-
cer par des chameaux. C'est avec les larmes dans
32 . EN tripolitaim:
les yeux que ces braves gens quittent leurs mon-
tures et leur font toutes sortes de démonstrations
d'amitié en les remettant aux Arabes qui doivent les
emmener.
Bir Turkey est situé à quelques dizaines de kilo-
mètres au nord de la falaise de Djebel Nefousa qui
marque la limite entre la plaine et les Hauts-Pla-
teaux. Nous en apercevons la ligne bleuâtre et
continue à l'horizon. Nous la suivrons à une cer-
taine distance en nous en rapprochant insensible-
ment.
Nous avions à peine quitté Bir Turkey qu'une
cavalcade importante apparaît à l'horizon et se di-
rige de notre côté. Les cavaliers s'approchent rapi-
dement et je distingue bientôt plusieurs officiers
turcs avec une cinquantaine de soldats. Ils ont
fort bonne tournure dans leur costume gris avec
leur teint bronzé et leur air martial. Ce sont des
membres de la commission de délimitation qui re-
viennent de Nalout et de Ghadamès où ils ont été
envoyés pour établir, avec la mission française, la
frontière franco-turque.
Pendant la journée nous cheminions sans nous
arrêter et accomplissions l'étape d'une seule traite.
Nous ne descendions pas même des chameaux ou
des chevaux pour avaler à midi le repas primitif qui
était vite pris. Mais il faut une certaine habitude
pour absorber la nourriture par une chaleur torride,
et cahotté par les secousses régulières des mon-
tures. Les morceaux restent dans la gorge et il faut
beaucoup d'efforts pour les faire passer.
Pendant la quatrième étape, vers une heure de
l'après-midi, mes compagnons somnolaient béate-
Le Bled.
Nous suivons au nord la haute falaise du Djebel Nefousa.
.A COTE ET LE BLED TRIPOLITA1N
ientsur leurs chameaux quand Mustapha nous tire
de notre engourdissement par de bruyantes mani-
festations. Nos regards se portent sur une ombre
qui fuit devant nous rapidement mais la distance ne
permet pas de bien distinguer. Je prête mon cheval
au zaptié Nasser qui part en avant au galop. Musta-
pha et Hamed courent derrière. La chasse devient
captivante et je crois un moment que l'animal pour-
suivi va s'échapper. Mais à ce moment un coup de
feu retentit, la course s'arrête. Les chasseurs re-
viennent vers nous avec leur proie et nous ne
sommes pas peu étonnés d'apercevoir derrière
eux un pauvre diable d'Arabe bien ficelé, et un cha-
meau. Cet homme avait été trouvé porteur d'une
arme de guerre et voyant des gendarmes, pris de
peur, il avait essayé de s'enfuir au galop de son
chameau. Hamed lui avait alors lancé dans le
corps une balle de mon winchester. L'Arabe, légè-
rement blessé, mais sentant la lutte inégale, se ren-
dit. Les zaptiés l'attachèrent solidement derrière
l'un de leurs chameaux et nous continuons notre
route traînant derrière nous ce prisonnier.
Le soir, au campement de Dgelda, les gendarmes
tiennent conseil et font comparaître le coupable.
Dans la nuit, éclairés à la lumière vacillante du
feu de camp, les zaptiés jugent le pauvre diable qui,
ramassé en boule, tremble de peur. Ils lui décrivent
avec violence les châtiments qui l'attendent. Comme
il n'a pas l'air de comprendre, les zaptiés le frappent
brutalement. Mais c'est peine perdue ; caractère
fermé, impassible et fier, l'Arabe ne répond pas.
Au bout d'un certain temps, la scène change et
je crois comprendre qu'un marché est en train de
34 EN TRIP0L1TAINE
se conclure. Le prisonnier, maintenant remis de son
émoi, discute avec ses persécuteurs pendant long-
temps, mais peu à peu le silence se fait ; les zaptiés
et nos gens se roulent les uns après les autres dans
leurs couvertures et s'endorment. Seul le soldat de
garde, dont l'épée brille à la blanche lueur de la lune,
va et vient devant les tentes. Le lendemain matin,
l'Arabe, avec son fusil et son chameau, avait disparu.
Ames questions les zaptiés me répondent évasive-
ment. Hamed m'affirme que ce prisonnier est un
très brave homme.
J'eus la clef du mystère seulement plusieurs mois
après l'incident. Voilà ce qui s'était passé : Les
zaptiés avaient effrayé à dessein le pauvre homme,
lui montrant dans quelle situation critique il serait
s'il était ramené à Tripoli. La décapitation ne serait
encore qu'un des moindres maux. On comprend
dans quel état était le prisonnier. Affolé, il offrit tout
ce qu'on voulut pour que la liberté lui fût rendue.
C'est ce que nos diligents gendarmes attendaient.
L'Arabe leur promit donc un mouton et plusieurs
écus contre la liberté. Il était encore heureux de
s'en tirer à si bon compte et de racheter à vil prix
sa tête menacée. C'est ainsi que dans la nuit il put
s'esquiver sans bruit et nous ne le revîmes qu'un
mois plus tard dans un campement de bédoins où
nos zaptiés touchèrent le prix de leur mansuétude.
Si j'ai cru intéressant de narrer cet incident, c'est
qu'il met en relief le caractère turc et berbère. Il ne
faut pas croire que les zaptiés turcs en cette occasion
se soient montrés plus durs envers le contreban-
dier que le szaptiés berbères ; le contraire a eu lieu.
Ce sont les compatriotes du contrebandier qui ont
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN 36
été l'âme de la combinaison et le chaoùch insouciant
a simplement laissé faire, sans doute heureux de la
bonne occasion qui se présentait. Cette scène peut
paraître arbitraire et serait de nature à jeter du
discrédit sur la police si on jugeait les événements
isolément, mais il faut bien se convaincre que dans
toutes les polices indigènes coloniales, des faits
semblables sont journaliers, et à ce point de vue
cet incident n'a rien d'effarouchant. Il serait injuste
d'en tirer une conclusion défavorable pour la police
turque. Si j'avais signalé en haut lieu cet abus de
pouvoir il est hors de doute que mes zaptiés auraient
été sévèrement punis. Mais je n'en fis rien parce que
l'événement, dans l'esprit même de celui qui en avait
souffert, ne dépassait guère l'importance d'une par-
tie de cartes perdue. Plus tard, lorsque je me
retrouvai en présence de notre ancien prisonnier, je
fus curieux de connaître son opinion; elle était fort
simple. Il admirait les zaptiés pour le bon tour qu'ils
lui avaient joué et les trouvait très forts. Leur pres-
tige s'en était accru. J'avais été beaucoup plus im-
pressionné de la scène que l'Arabe lui-même. Pour
juger ces gens-là, il faut d'abord concevoir leur
mentalité violente, remplie d'exagération. Ils jouent
comme des acteurs, mais des scènes réelles, parfois
injustes et brutales, dont ils ne sont pas longuement
impressionnés.
Le 28 mars, une violente tempête nous surprend.
Le sable arrive par rafales et nous aveugle. J'essaie
les lunettes spéciales dont on m'a dit beaucoup de
bien, pour protéger les yeux, mais la poussière,
infiniment ténue, pénètre derrière les verres malgré
les côtés hermétiquement fermés. Je suis obligé de
36 EN TRIPOLITAINE
faire comme les indigènes et de nouer autour de la
tête une gaze à fines mailles. C'est le seul moyen
efficace contre les sables. Mais je ne vois guère à
travers ce voile trop épais et c'est de confiance que
je laisse cheminer mon cheval, qui suit sagement
les chameaux. Ces derniers, les paupières mi-closes,
ne paraissent pas du tout souffrir de l'ouragan.
Au puits de Dgdeida, il y a grand rassemblement.
Des chameaux et des ânes chargés de marchandises
sont accroupis au bord avec leurs guides. Nous nous
arrêtons un instant pour nous restaurer un peu
mais le sol est balayé par la tempête et l'atmosphère
est si chargée de poussières que l'on ne voit rien
autour. Le séjour y devient intenable et nous repar-
tons bien vite. Plusieurs caravanes nous croisent,
se dirigeant vers le sud. Car nous traversons en ce
moment la piste qui relie la région tunisienne, très
peuplée, de Ben-Gardane, aux montagnes de Fas-
sato.
Le jour suivant, le vent est tombé, mais d'autres
soucis nous assaillent. Un chameau, fatigué, n'a-
vance plus. Il faut le décharger et répartir ses
bagages sur les autres. Mon cheval est blessé, la
selle Ta cruellement entamé sur le dos. Il ne peut
plus me porter et je suis obligé d'escalader un cha-
meau. La sensation est nouvelle pour moi. Perché
sur les bagages, je ne suis guère rassuré. Je suis
si haut que j'en ai le vertige. Le balancement régu-
lier, le vrai tangage du « vaisseau du désert, » qui
projette à chaque pas le corps en avant, donne des
courbatures intolérables dans les reins. Le passage
des oueds est surtout dangereux ; le chameau en-
traîné par la pente, court et secoue le cavalier de la
Le puits de Barka.
Le campement de Dgdeïda.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITALX 37
plus atroce façon. Si Ton néglige de se cramponner
avec force aux cordes qui retiennent les charges, on
risque d'être précipité à terre, sur les blocs énormes
qui remplissent les oueds. La chute serait mortelle.
Tant bien que mal, nous atteignons le puits de
Barka dont l'eau stagnante, au milieu de gypse, me
paraît mauvaise; les Arabes fatigués refusent d'aller
plus loin. Mais comme une bonne source nous est
signalée à quelques kilomètres de là, je les oblige à
continuer, ce qu'ils font de bien mauvaise grâce,
après avoir mis, à dessein, quelque confusion dans
la caravane. Plusieurs palmiers se dessinent à l'ho-
rizon ; c'est Dgdeida, dont Peau claire et fraîche de
la source nous récompense de ce surcroît d'effort.
La nuit tombe. Le chameau blessé resté en arrière
n'apparaît toujours pas. Nous allumons un grand
feu avec des broussailles trouvées sur place, pour
indiquer le campement aux retardataires. De temps
en temps quelques coups de revolver sont tirés. La
détonation se répercute au loin dans la plaine. Rien
ne répond à nos signaux. Je suis inquiet et surtout
de fort méchante humeur, car c'est naturellement ce
chameau resté en arrière qui porte les provisions.
Je rends responsable le cuisinier Djemma de ce qui
arrive, mais c'est moi qui ai tous les torts. Démon-
trer à un Arabe qu'il est dans l'erreur est chose im-
possible» Lassé à la fin je ne réponds plus aux rai-
sonnements subtils que notre cuisinier me débite
de sa voix mielleuse et persuasive. La situation au-
rait fini par se gâter tout à fait si, en fin de compte,
des cris lointains n'étaient venus ranimer notre cou-
rage. Peu après, les retardataires sont là et le repas
tant attendu calme notre nervosité.
38 EN TRIPOLITAINE
A partir de Dgdeida, nous cheminons dans l'ouest
en plein, suivant parallèlement, à 20 kilomètres
au nord, là haute falaise du Djebel Fassato. Cette
falaise, dont nous ne voyons ici qu'une partie, a
plus de 3oo kilomètres de longueur et est le véri-
table bord méditerranéen de la Tripolitaine. S'éle-
vant à pic au-dessus de la vaste plaine, elle n'offre
de points d'accès que là où de profondes échan-
crures produites par l'érosion d'anciens torrents,
viennent rompre son uniformité. La succession des
strates géologiques produit des alternances de cou-
leurs qui, comme de longs rubans, se déroulent
aussi loin que la vue peut porter.
Au pied de la falaise, la plaine présente de vastes
ondulations et des cuvettes dont le fond est parfois
saupoudré de sel. Sur les flancs d'une éminence
surbaissée, quelques palmiers indiquent les restes
d'une ancienne oasis ; c'est Tiji-Ain-Ghesbah où
nous passons la nuit. Les vieilles ruines d'une for-
teresse berbère attirent nos regards. Sous un pan
de muraille qui domine encore un cahot de pierres
croulantes, un orifice à moitié obstrué donne accès
dans un souterrain; nous y pénétrons avec précau-
tion. Un véritable boyau conduit dans une salle
voûtée dont l'obscurité ne permet pas d'abord de
distinguer les détails. Hamed, qui m'accompagne,
frotte une allumette et à cette faible clarté quel
n'est pas mon saisissement de voir un étrange spec-
tacle. Nous sommes entourés par des squelettes,
appuyés contre les murs ; le sol de la salle est cou-
vert d'ossements de toutes grandeurs ; de gros ti-
bias ont appartenu à de vigoureux marcheurs du
désert, comme le révèlent les puissantes empreintes
Les ruines de Tiji-Aïn-Ghesbah.
La mission dans le Bled tripolitain.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN 39
musculaires; des ossements plus grêles représentent
des squelettes d'enfants. Mais ce tableau est trop
terrifiant pour Hamed qui sort précipitamment, ne
voulant pas « attraper la mort ». Je reste encore
quelques instants dans ce lieu si curieux et cherche
en vain une explication favorable des circonstances
qui ont amené le rassemblement de ces squelettes
dans le souterrain. Les Berbères ont l'habitude d'en-
sevelir leurs morts dans des cimetières. S'agit-il ici
du souterrain d'un ancien château au fond duquel
on a laissé périr des prisonniers? Les plus horribles
visions hantent mon esprit et je me rappelle les
histoires sanguinaires que l'on colporte sur les an-
ciens habitants fanatiques et violents qui habitèrent
ces contrées. Les diverses tribus berbères étaient
jadis toujours en guerre et il est bien possible qu'ici
je me trouve en présence d'une ancienne citadelle.
Je ne pus du reste avoir dans la suite aucun rensei-
gnement sur cette localité sinistre.
L'oasis de Tiji-Ain-Ghesbah est abandonnée de-
puis fort longtemps car le puits est comblé ; seuls
quelques pauvres nomades la visitent parfois. La
population sédentaire s'est retirée à Tiji, une oasis
bien arrosée au pied de la falaise.
Vingt kilomètres à l'ouest de Tiji, la falaise est
interrompue par une large vallée, l'oued Bou-el-
Hassa, qui conduit à Nalout, capitale du Djebel oc-
cidental. En face de nous, à l'horizon, trois petites
montagnes pointues indiquent la frontière tuni-
sienne. Nous quittons la direction de l'ouest pour
nous diriger franchement vers la falaise, à travers
des ravins nombreux qui rendent la marche difficile
aux approches des montagnes. Vers la falaise, le ter-
40 EN TRIPOLITAIXE
rain s'élève insensiblement et est recouvert par un
énorme cahot de blocs et d'éboulis. Nous avançons
vers quelques palmiers, à l'entrée de l'oued, qui
nous paraissent propices pour établir le campement.
En route nous croisons un arabe qui, monté sur un
joli cheval, passe à côté de nous, sans nous voir.
Son burnous flotte, élégamment soulevé par la brise
fraîche du soir, et son long fusil à pierre se balance
secoué par le pas vif et rythmé de sa monture.
Dans l'oued, la piste serpente au milieu des
champs d'orge qui en occupent tout le fond. Notre
campement est établi dans un lieu idyllique, que les
Arabes dénomment Salat-Bou-el-Hassa, dominé de
tous côtés par les montagnes tabulaires profondé-
ment entamées par des oueds nombreux. Au soleil
couchant les alternances horizontales des strates
géologiques se colorent des teintes les plus variées.
Nalout, caché derrière les. contreforts du plateau,
n'est pas encore visible.
Le lendemain matin, j'abandonne la caravane qui,
contournant un contrefort rocheux, suivra la piste
bien tracée. Accompagné de deux zaptiés, Mustapha
et Nasser, j'escalade les pentes rapides qui dominent
Salat-Bou-el-Hassa. Après quelques heures de marche
nous atteignons le haut de la montagne, petite plate-
forme séparée de tous les côtés du vaste plateau
par de profondes vallées. A nos pieds, 3oo mètres
plus bas, des points noirs se meuvent lentement. Je
devine notre caravane. Vers le nord, la vue s'étend
sur les horizons infinis du bled tripolitain, tandis
que près de nous, c'est le cahot des avant-monts,
avec ses cônes d'éboulis et ses ravins profonds. Au
sud, le vaste plateau calcaire s'étale monotone.
En route vers Nalout.
Le débouché de l'Oued Bou-el-Hassa
dans la plaine.
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN 41
immense, profondément découpé par l'oued princi-
pal de Bou-el-Hassa qui envoie des ramifications en
tous sens. Le paysage n'est point désolé car, sur les
flancs des falaises, sont accrochés des jardins et au
fond des oueds se pressent des touffes de palmiers
et de dattiers. De l'autre côté d'une large vallée, sus-
pendues au-dessus de l'abîme, se trouvent des ma-
sures grises, à peine distinctes des rochers mêmes.
C'est Nalout, perché sur un éperon rocheux, en-
touré de toutes parts de précipices. Sur l'extrémité
de l'éperon, le bâtiment massif et imposant de l'an-
cienne forteresse berbère, domine comme toujours
le pays.
C'est avec découragement que nous constatons
qu'il nous faut descendre dans l'oued pour remonter
de l'autre côté à Nalout, car la montagne sur la-
quelle nous sommes est complètement isolée et
séparée des hauts plateaux. Mes zaptiés se la-
mentent en voyant le long trajet qu'il nous reste
encore à parcourir car Lle soleil darde maintenant
ses rayons brûlants.
Nous dévalons le long de la pente jusqu'à des
ruines qui occupent une petite terrasse. C'est une
ancienne forteresse. Des bastions suspendus et des
tranchées témoignent d'ouvrages de défense consi-
dérables. Nasser, le zaptié berbère, me raconte les
combats sanglants qui ont illustré cet endroit. L'ar-
mée ottomane, lors de la conquête du pays, a dû, à
plusieurs reprises, tenter l'assaut de ce fort, presque
inexpugnable par sa situation. Toujours repoussée
par les fanatiques guerriers berbères, les Turcs
mirent plusieurs années pour réduire la garnison et
ne purent y arriver qu'en bloquant la place. A la
12 EX TR1P0LITAINE
longue, ne voyant plus rien bouger dans le fort, les
Turcs tentèrent l'escalade des rochers. Aucune ri-
poste ne répondit et ils pénétrèrent facilement dans
la citadelle, mais en usant des plus grandes précau-
tions, car ils craignaient une ruse. Quelle ne fut pas
l'horreur des officiers quand ils se trouvèrent en
face d'un monceau de cadavres en putréfaction. Les
farouches Berbères, plutôt que de subir la honte
d'une défaite, avaient préféré se laisser mourir d'ina-
nition. Les Turcs rasèrent la citadelle, le dernier
refuge des révoltés, et depuis lors le pays soumis à
l'autorité du sultan n'a plus été le théâtre d'aucune
lutte sanglante. Nasser me narre ces faits avec fierté;
Mustapha, en qualité de bon Turc, est saisi d'indi-
gnation ; il ne cesse d'adresser les épithètes les plus
violentes à ces sauvages, qu'il a été si difficile de
soumettre.
Rapidement, nous dévalons le long des pentes,
de la montagne. Dans la plaine une piste serpente
au fond de l'oued, venant de Nalout. Nous la sui-
vons. La soif se fait cruellement sentir ; mais pre-
nant tout ce qu'il nous reste de courage, nous
remontons lentement le ravin pour arriver à un
groupe de palmiers dattiers. Ruisselants de sueur,
nous nous laissons tomber à leur ombre bienfaisante.
L'eau-limpide d'une source coule à nos pieds el nous
permet d'étancher notre soif dévorante. Un groupe
de Berbères aux pommettes saillantes, véritables
squelettes recouverts d'une peau tannée brunâtre,
m'examinent curieusement. Je me sens mal à l'aise
sous ces regards durs et pénétrants. L'un d'eux m'ef-
fleure de son burnous. Mustapha interpelle l'impru-
dent brutalement et le menace de l'emmener en prison
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAlN 4.3
s'il ne me présente pas des excuses. Je trouve mon
zaptié trop plein de zèle et lui en fais la remarque.
Il me répond qu'il est prudent de se méfier, des
Berbères ennemis des roumis. Mustapha est respon-
sable de ma vie et a mission de veiller sur moi. Il
tient à exécuter à la lettre la consigne reçue. Je vois
qu'avec un gardien aussi féroce, je n'ai rien à
craindre mais il ne me convainc nullement de la
traîtrise de ces braves Berbères qui me paraissent
au contraire très sympathiques, malgré leur farouche
apparence.
Le chemin en lacets qui suit le fond du ravin est do-
miné sur la droite par l'ancien fort berbère. Le ravin
devient toujours plus escarpé et se transforme bien-
tôt en un étroit couloir dont les deux parois sont
verticales. Plus haut, nous passons à côté de mai-
sons écroulées et de pans de murs qui tiennent à
peine; c'est une partie de Nalout. Il semble qu'un
ouragan a passé sur une ville, l'a détruite et n'y a
laissé que des ruines. A notre approche, des Berbères
s'avancent et nous regardent passer. Un dernier ef-
fort et nous atteignons le sommet du plateau.
Mes compagnons, arrivés depuis longtemps, ont
établi le campement à côté du ksar, vaste bâtiment
rectangulaire construit sur une éminence qui domine
la région. J'aperçois nos tentes et, devant, la table
servie qui m'attend.
Nous avions à peine fini de déjeûner que le Kaï-
makan vient me souhaiter la bienvenue. Le gouver-
neur, le docteur Raffet, est un médecin distingué.
Il parle couramment le français appris à Paris pen-
dant ses études et a pratiqué plusieurs années à
Tunis jusqu'au moment où le gouvernement ottoman
44 EN TRIPOLITAINE
l'a envoyé à Nalout comme administrateur du dis-
trict. En qualité de médecin, il soigne les Berbères
et fait beaucoup de bien dans la région.
Le docteur Rafïet me propose de visiter la ville.
Pendant notre promenade, il me donne des rensei-
gnements intéressants sur les habitants de Nalout,
dont beaucoup vivent sous terre, ce sont des tro-
glodytes. Les habitations sont originales. Un sou-
terrain étroit, obscur, conduit au fond d'un puits
assez vaste. De là, des ouvertures mènent aux
chambres voûtées, creusées dans le gypse. Ces
constructions souterraines présentent un réel avan-
tage sur les autres. On jouit à l'intérieur d'une
température modérée et constante, que ce soit pen-
dant l'hiver quand soufflent les vents froids du
Nord ou pendant les chaleurs brûlantes de l'été.
Le puits de Nalout, dont on retire une eau excel-
lente, se trouve au-dessous du plateau. En nous y
rendant une femme chargée de sa gherba passe à
côté de nous. Je veuxia photographier, mais elle se
sauve en courant dans les pierres et j'ai toutes les
peines du monde à la rattraper. Je réussis enfin
à braquer mon kodak sur une masse informe, folle
de peur, blottie contre le rocher.
Les abords d'un puits en Orient sont toujours
animés. Les mouquères viennent y puiser l'eau,
les soldats remplissent les tonnelets de la garnison
qui seront transportés par les chameaux ou les
ânes.
Du puits, mon guide me conduit vers l'ancien
ksar dont une moitié, en s'écroulant, a entraîné
plusieurs maisons. Un assez grand nombre d'habi-
tants ont été ensevelis sous les décombres. Mais
Palmeraie de Nalout
Vue générale du plateau de Nalout.
Dr Raffet n Ksar berbère
Nalout, la capitale du Djebel occidental
LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED TRIPOLITAIN V>
personne n'a relevé les ruines; tout est resté comme
au lendemain de la catastrophe.
Le ksar berbère n'est plus un fort, c'est un bâti-
ment encore vaste qui sert de marché. Chaque
habitant possède là une petite chambre fermée à clef,
dans laquelle il dépose sa fortune et ses provisions.
C'est à fermer le réduit que sert cette clef énorme
que tous les Arabes portent pendue à leur ceinture
ou au cou, et dont ils ne se débarrassent jamais.
Cette habitude de rassembler les biens dans un
bâtiment commun est une précaution prise contre
le vol. Les habitants s'absentent souvent de longs
mois, soit que, partis avec leurs chèvres ils aillent
dans le bled à la recherche d'un meilleur herbage,
soit que, marchands, ils vont au loin écouler
leurs denrées. Pendant ces longues absences les
voleurs ou pirates pourraient facilement, sans être
vus, pénétrer dans les maisons isolées et abandon-
nées. On comprend l'intérêt qu'ont les habitants des
bourgades à réunir leurs richesses dans le ksar où
la municipalité se charge de veiller aux biens qui
lui sont confiés. L'avantage était encore plus grand
jadis, quand les peuplades étaient toujours en guerre
les unes avec les autres.
La forteresse turque est un énorme bâtiment carré,
dont les murailles puissantes permettraient de sou-
tenir avec succès un assaut sérieux. Au milieu, une
grande cour, bien entretenue, communique à l'exté-
rieur par deux portes opposées dont les puissantes
fermetures mettent les habitants du fort à l'abri
d'un coup de main.
Nous pénétrons dans le bureau des postes et télé-
graphes situé à l'angle du ksar. Le, directeur me
4(-, en tripolitaim:
reçoit avec beaucoup d'affabilité et m'offre le café
et les cigarettes.
Toutes les localités d'une certaine importance ont
un bureau de poste, dont le service régulier est as-
suré par des fonctionnaires turcs; la poste va jusqu'à
Ghadamès, le télégraphe n'atteint pas encore cette
oasis, mais s'arrête à Sinâoun, car la dernière sec-
tion est encore en construction.
Rien n'est plus curieux que l'intérieur d'un bureau
postal dans ces contrées reculées. Le directeur tra-
vaille toujours sans relAche et le télégraphe marche
sans arrêt. Le récepteur Morse est du type ancien
modèle. Le télégraphiste ne se sert jamais de l'im-
pression sur la bande; le stylet frappe sur une vieille
boîte de conserve ou un morceau de fer blanc. L'em-
ployé écrit la communication au fur et à mesure,
en écoutant les coups secs et métalliques. Il faut une
certaine adresse pour se servir ainsi du télégraphe,
mais les fonctionnaires paraissent très habiles à cette
manipulation.
Tandis que le moudir est occupé à sa besogne im-
portante, les hauts dignitaires en séjour à Nalout
viennent tour à tour me saluer. Un colonel turc part
pour Ghadamès le lendemain et serait heureux de
faire la route avec moi. Mais je suis, à mon grand re-
gret, obligé de refuser cette proposition, car je compte
faire quelques excursions vers l'ouest, avant de m'en-
foncer définitivement dans le sud. Je vois encore
des capitaines, des lieutenants, des sergents, qui se
mettent tous à mon entière disposition au cas où
j'aurais besoin d'un service. Je les remercie de tout
mon cœur et les rassure en leur promettant d'avoir
recours à leur bonne volonté au premier embarras.
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LES OASIS DE LA COTE ET LE BLED THIPOL1TAIN 47
Au dehors du ksar, le vent souffle avec une force
inouïe. Nos tentes sont à moitié démolies et le
soir la tempête augmente encore de violence. Nous
passons une partie de la nuit à renforcer les piquets
des tentes, arrachés par l'ouragan. Le lendemain
matin, je vais raconter nos vicissitudes au kaïma-
kan qui se met aussitôt à la recherche d'une habi-
tation où nous puissions nous reposer à l'abri des
éléments. Pas une maison n'est vide. Le kaïmakan
m'offre une vaste habitation troglodyte qu'occupe
le bureau de recrutement. Je refuse tout d'abord, car
il faudrait transporter ailleurs les paperasses qui
emplissent la maison, mais rien n'y fait ! Le kaïma-
kan appelle les soldats pour vider le vaste local et
je me trouve bientôt seul à jouir de cette délicieuse
habitation. Nous y transportons nos bagages pour
y passer quelques jours, avant de repartir dans le
désert.
CHAPITRE III
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE
Départ de Nalout. — Le guide Daou. — Passage difficile. — Hassian.
— L'oued Lourzout. — Chasse à la gazelle. — Bir Zar. — Le puits.
— L'eau. — A la frontière. — Territoire militaire. — Frontière bien
gardée. — Territoire contesté. — Les travaux de la commission mixte.
— Incident de frontière. —Topographie. — Le simoun. — Tempête de
sable. — Le chaouch perdu dans le désert. — Flair des chevaux
berbères. — Chez les Bédouins. — Types berbères. — Les pâturages.
— Coutumes de Bédouins. — Le repas. — Ames chevaleresques des
Bédouins. — Nobles sentiments des peuples primitifs. — Hospitalité
berbère. — Chute de chameau. — L'oued Girgir.
Il nous faut beaucoup de temps, le jour du dé-
part, pour sortir les bagages entassés au fond de la
maison souterraine. Aussi, quoique levés dès l'aube,
ce n'est qu'à neuf heures que nous nous mettons
en route.
La piste qui relie Nalout à Ghadamès passe par
Sinaoun, groupe d'oasis situé à mi-chemin environ ;
cette route sera parcourue au retour. Pour le moment
nous nous dirigeons dans la direction de Bir Zar,
puits à cent kilomètres environ de Nalout. Il nous
faudra quatre journées pour y arriver.
Le docteur Raffet me fournit un guide excellent du
nom de Daou. Originaire de Nalout, cet homme est un
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE 19
chasseur fin et rusé qui a déjà parcouru la région et
en connaît tous les secrets. Dernièrement, engagé
pour guider la ^commission de délimitation de la
frontière tunisienne, il a rendu de bons services,
aussi suis-je heureux de me rattacher. Daou est un
vrai type berbère, maigre, osseux, à la figure allon-
gée et ridée. Drapé dans son long burnous blanc
dont le pan ramené autour de la tête ne laisse voir
que les yeux malicieux, il trotte en avant, toujours
à l'affût, portant en travers son fusil à pierre. Les
Arabes ne quittent jamais cette arme, longue de
plus de deux mètres, fort mal commode du reste, et
dangereuse surtout pour les compagnons de route
qui risquent souvent d'en recevoir le canon dans
l'œil.
Au sortir de Nalout, nous descendons dans un
ravin. Les chameaux ont beaucoup de peine à mar-
cher le long des strates calcaires, et à ne pas glisser
sur les dalles polies. Le passage est difficile, les
bêtes se raidissent et ne veulent plus avancer. Les
jambes d'avant fixées au sol, elles n'osent bouger.
Les chameliers, suspendus à la queue des chameaux
pour les retenir, font retentir l'air de leurs za! za !
vigoureux. Nous avançons lentement, avec précau-
tion.
Les bêtes hésitantes tâtent prudemment le sol
de leur pied mou qui forme en quelque sorte ven-
touse; il s'écrase sur la roche et en moule les aspé-
rités. Suivant la nature du terrain, l'adhérence peut
être très forte; mais là où le sol est complètement
lisse, les chameaux glissent. Leur chute est toujours
dangereuse.
Le ravin débouche dans une vallée étroite sur les
60 EN TRI POLIT AI. NE
ilancs de laquelle, au milieu des pierres et des dat-
tiers, blottis à l'orifice de grottes se tiennent des
hommes en burnous et des femmes habillées de
leurs mantes bleues.
C'est le village de Hassian. Toutes les maisons y
sont creusées dans la montagne même et sont sem-
blables à des cavernes.
> Après avoir cheminé quelque temps parmi les
champs et les jardins bien cultivés, nous quittons
le fond de l'oued pour nous élever sur les hauteurs
du plateau.
Le vent souffle avec rage, car nul obstacle ne
s'oppose à sa violence. Nous passons au sud des
Djemel de Nalout, collines situées exactement à
l'ouest de la ville et qui servent de repères trigonomé-
triques; nous nous approvisionnons d'eau à un puits,
le dernier que nous rencontrerons jusqu'à Bir Zar.
Ensuite nous cheminons parmi les oliviers et les
champs d'orge. Mais le pays devient peu à peu
plus aride, et le soir, lorsque nous campons dans
l'oued large de Sakra Nia, c'est de nouveau le bled
avec sa maigre végétation desséchée.
L'un des oueds les plus importants et les plus
capricieux de la région, est l'oued Lourzout dont
les méandres sont innombrables. Parfois, pour évi-
ter des détours trop longs, nous traversons des
promontoires étroits, ce qui oblige à des montées
et des descentes continuelles. Les oueds sont d'an-
ciennes rivières dont le lit desséché est rempli de
cailloux roulés ou de conglomérats, parfois d'amas
importants de gravier et de sable.
Au troisième jour de notre départ de Nalout le
paysage change. Une plaine immense s'étale devant
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE M
nous limitée à l'horizon par une ligne bien mar-
quée de hauteurs. Daou m'indique à notre gauche
les monts de Kroum-el-Ba-Bouche, à notre droite
le Galb Magran séparés par une dépression. En
avant des montagnes, des collines aux formes ar-
rondies, plus basses, éclatent de blancheur. Ce sont
des dunes de sable dont les millions de grains de
quartz réfléchissent la vive lumière du jour d'Afrique.
La plaine de Ilammadia a plus de 20 kilomètres
de large et est couverte d'herbes desséchées. Nous
cheminons dans le bled lorsque soudain une gazelle
passe devant nous. Une chasse acharnée commence,
nos deux levrettes ont aperçu l'animal qui, frôle,
léger, s'échappe par bonds gracieux dans la plaine.
Du haut d'une éminenceje suis les péripéties émou-
vantes de la fuite de la gazelle qui, poursuivie par les
chiens, perd peu à peu du terrain. Je crois un instant
voir le pauvre animal déchiré par les dents des le-
vrettes ; mais la gazelle, folle de terreur, s'échappe
par un effort désespéré et continue sa course. Dans
la plaine nos Berbères et nos zaptiés s'élancent, les
fusils en avant. Plusieurs détonations retentissent,
la bête ne paraît pas touchée, car elle continue sa
course toujours aussi agile et élégante dans ses mou-
vements. Mais, par une ruse habile, les levrettes
ramènent vers les chasseurs la gazelle qui se trouve
ainsi entourée d'ennemis nombreux ; elle s'abat ex-
ténuée aux pieds des chasseurs. Ceux-ci poussent
des hourras de triomphe, et ramènent, fiers de. leur
succès, la pauvre bête secouée des derniers frissons
de l'agonie. Les quatre pieds attachés, la gazelle est
suspendue derrière un chameau. Sa tête pend tris-
tement et ses deux grands yeux expriment une dou-
52 EN TRIPOLITAINE
leur infinie. Un mince filet de sang coule de la
gorge déchirée et laisse une traînée rouge qui mar-
que notre passage. Mais de nouveaux cris retentis-
sent. Une grosse gazelle vient d'être aperçue qui
s'échappe d'une touffe desséchée ; c'est la mère pro-
bablement qui cherche son enfant. Avec une gazelle
nous avons assez pour les repas de deux journées,
aussi j'ordonne aux Berbères de laisser ce gracieux
animal courir dans le bled. Mais ils ne m'écoutent
point ; excités par la vue du sang, ils commencent
une nouvelle chasse et rapportent au bout de peu
de temps trois nouveaux cadavres dont les corps
sanguinolents, lacérés par nos levrettes, sont sus-
pendus à côté du premier, derrière le chameau.
En approchant de la frontière tunisienne les oueds
deviennent plus nombreux, plus ramifiés et découpent
dans le plateau des collines qui ont la forme de
plates-formes séparées les unes des autres par des
cols étroits.
Le 8 avril nous atteignons la frontière au puits de
Zar, creusé dans le gypse au milieu d'une cuvette
évasée. Les deux puits de Bir.Zar sont distants de
cent mètres. La frontière qui a été établie der-
nièrement passe exactement entre les deux puits
dont l'un est turc, l'autre tunisien. Nos tentes sont
montées près du puits turc, à l'endroit même où,
peu de temps auparavant, la commission mixte de
délimitation de la frontière avait établi son campe-
ment.
Le puits de Zar a environ quinze mètres de pro-
fondeur. Nous fixons la poulie qui sert à éviter à la
corde de glisser sur les bords cannelés du puits.
Ces préparatifs terminés, les chameliers tirent l'eau
Un passage difficile près de Nalout.
Village troglodytique de Hassian.
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE 53
au moyen des gherbas et remplissent l'auge creusée
en forme de bassin à côté du puits.
Les chameaux n'ont rien bu depuis trois journées.
Les chameliers doivent les retenir à grands coups de
matraque pour les empêcher de se désaltérer tous à
la fois dans l'auge trop petite. L'on m'avait raconté
de curieuses histoires sur les eaux de Bir Zar, qui
sont censées guérir toutes les maladies. Elles ont
produit des cures merveilleuses. Aussi j'avais hâte
d'en goûter, mais à peine mes lèvres en étaient-elles
humides que j'en retirai vite le gobelet. Un goût
amer rendait l'eau imbuvable. Elle était surchargée
de sels de magnésie et de chaux. L'eau de Bir Zar
n'était qu'une eau purgative naturelle très efficace.
De l'autre côté de la frontière un lieutenant fran-
çais et des goumiers montent la garde. J'apprends
avec étonneinent qu'il ne m'est pas possible de pé-
nétrer sur le territoire tunisien, le pays est dange-
reux et le gouvernement français ne peut garantir
ma sécurité. La police est cependant faite avec vigi-
lance, car tout Arabe qui vient de Tripolitaine en
Tunisie est arrêté et jeté en prison. Nos propres
domestiques que j'avais envoyés porter des lettres
à Jénéïen sur territoire tunisien, ont subi ce sort
peu mérité. Je ne doute pas qu'avec des mesures
aussi sérieuses, le gouvernement n'arrive bientôt à
pacifier complètement ce territoire.
Jusqu'à Ghadamès je verrai les méharistes sillon-
ner la frontière, elle est mieux gardée dans ce désert
inculte que nulle part en Europe. C'est presque à
croire que le bey de Tunis est encore sous la han-
tise chimérique d'une invasion turque de ses États.
C'est donc à mon grand regret que je suis obligé
54 EN TRIP0L1TAINE
d'abandonner mon programme de visiter une partie
du grand Erg, illustré jadis par de hardis explo-
rateurs. Il faut espérer que la Régence sera bien-
tôt à même de permettre aux voyageurs de pour-
suivre leurs pérégrinations dans cette partie du
pays.
11 est étrange que dans un pays aussi déshérité
par la nature qu'est le territoire où passe la fron-
tière turco tunisienne, les incidents aient été aussi
fréquents. Encore aujourd'hui de pauvres hères,
vivant misérablement sous des tentes et n'ayant
pour toute richesse «que quelques chameaux et
quelques chèvres, se voient confisquer par la police
celles de leurs bêtes qui, à la recherche de quelques
herbes fraîches, ont traversé la ligne frontière. Le
propriétaire de l'animal ne peut même pas adres-
ser des réclamations car il serait arrêté impitoya-
blement à son arrivée sur le territoire voisin.
Ces mesures trop sévères prises par les gouver-
nements turc et français pour combattre la pirate-
rie qui existait dans ces régions, ont été efficaces,
car le pays jouit maintenant d'une tranquillité com-
plète du côté ottoman, et il en est vraisemblablement
de même du côté tunisien quoique le pays soit en-
core interdit.
La frontière n'est bien définie que depuis quel-
ques mois.
Auparavant, il existait en quelque sorte une zone
neutre entre les deux pays, un territoire contesté au
sud de Jénéïen. C'est du reste grâce à l'existence de
cette partie où chacune des deux puissances turque
et française, prétendait exercer ses droits que la ré-
gion a été si longtemps troublée. La police était
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE . M
faite du côté lunisien par des goumiers, du côté tri-
politain par des zaptiés.
On devine ce qui devait se passer avec des soldats
aussi violents et chicaneurs. Le conflit était conti-
nuel. Les gendarmes, qui auraient dû se contenter
de veiller à ce que la police soit faite avec justice,
traversaient par bravade des zones qui leur étaient
défendues. Les soldats du camp opposé essayaient
de les arrêter et il s'en suivait des bagarres et des
coups de feu. Telle était la situation des territoires
contestés, mais il ne faut pas accuser un gouverne-
ment plus qu'un autre de ces incidents regrettables
qui étaient dus à une situation provisoire.
C'est pour mettre fin à ce déplorable état de
choses que les gouvernements respectifs décidèrent
qu'une commission constituée par des officiers et
géomètres des deux pays établirait pendant l'hiver
1910-J911 la frontière de Jénéïen à Ghadamès.
Cette commission mixte comme on l'a appelée,
puisqu'elle était composée de Turcs et de Français,
venait de terminer ses travaux lors de mon arrivée.
De Jénéïen, la frontière nouvellement tracée se di-
rige vers le sud pour passer à Bir Zar et plus loin
entre les oasis de Tiaret et de Mchiguig, à l'ouest
de la localité importante de Sinâoun. A partir de Si-
naoun la frontière prend une direction sud-ouest
constante ne laissant entre elle et les sables de l'ex-
trême sud tunisien qu'un faible espace libre. La
dernière borne se trouve à quinze kilomètres à
l'ouest de Ghadamès; au delà la frontière n'est plus
indiquée, les travaux de la commission devaient re-
prendre cet hiver pour poursuivre la délimitation
dans la direction du Fezzan, mais les derniers événe-
66
EN TRIPOLITAINE
ments qui ont bouleversé le pays ont mis à néant ce
projet.
Notre guide Daoume raconte un soir une curieuse
anecdote concernant les travaux de la commission
mixte et qui dépeint bien le caractère oriental naïf
et insouciant mis en présence de notre bon sens
pratique et positif. C'est le récit d'un incident qui
s'est passé pendant la pose des bornes-frontières.
Les officiers chargés des travaux mettaient leur
amour-propre à reculer la frontière autant que pos-
sible chez leur voisin, et montraient un esprit de
conquête qui peut paraître déplacé dans une région
sans valeur, où il n'y a à partager que des sables et
des pierres. Il est en effet bien indifférent, ici, que
la frontière passe 10 kilomètres à gauche ou à droite
d'un point déterminé, cela n'augmente ni ne dimi-
nue la valeur ou la force stratégique d'un pays.
Mais on ne considérait pas les choses de cette façon.
En voici la preuve : après une journée passée à dis-
cuter, la commission décide de placer une borne à
une place qui devait satisfaire les deux partis. Le
soir les officiers retournèrent dans leurs tentes. Les
Turcs passèrent la nuit à narrer des contes et à boire
du thé. Le matin, fatigués, ils se levèrent fort tard.
Quel ne fut pas leur étonnement de constater que la
borne s'élevait déjà au milieu de la plaine. Leur
étonnement se changea bientôt en consternation lors-
qu'ils s'aperçurent que la borne avait été reculée de
plusieurs mètres en deçà du point fixé la veille. Les
Tunisiens avaient profité du sommeil de leurs collè-
gues et s'étaient empressés dès l'aube de se mettre
à l'œuvre. Lorsque les Tursse réveillèrent ils furent
obligés de s'incliner devant le fait accompli. On
A LA FRONTIERE TUNISIENNE 57
parle encore beaucoup de cet incident dans la région
frontière, incident qui, de loin, paraît bien mesquin,
mais qui là-bas, dans le désert, où l'esprit n'est pas
distrait comme chez nous par de multiples événe-
ments, prend l'importance d'une affaire d'Etat.
Les cartes de Tripolitaine indiquent dans la région
de Bir Zar de grands oueds qui se réunissent et
sont recouverts par les sables vers l'Ouest. Cette
topographie ne correspond nullement à la réalité.
Bir Zar est sur un vaste plateau formé de couches
alternantes de gypse et de calcaires presque hori-
zontales, entaillées par des vallées plus ou moins
larges et de profondeur variable. Quand plusieurs
oueds se réunissent ils donnent naissance à de
vastes plaines.
Nous passons à Bir Zar plusieurs semaines, occu-
pés à des observations scientifiques et à des excur-
sions. Le sol, autour du puits, est formé par du gypse
sur lequel la végétation est presque nulle, aussi
nos chameaux sont-ils obligés de se rendre assez
loin pour trouver les herbes nutritives qui poussent
sur les roches calcaires environnantes. Le simoun
souffle avec rage pendant presque tout notre sé-
jour et le sable pénètre dans nos tentes par les
plus petits interstices : il nous rend la vie intolé-
rable. La nourriture est imprégnée de ces petits
grains de quartz qui craquent sous nos dents.
Même pour boire il faut prendre des précautions ;
car à peine le verre est-il plein d'eau, qu'une couche
de sable flotte sur la surface du liquide tandis que
les grains plus gros vont au fond du récipient.
Les ouragans de sable sont une des choses les
plus pénibles à supporter dans le désert. L'air en
58 EN TRIPOLITAINE '
mouvement énerve et fatigue l'individu. La nuit
môme n'apporte pas le repos nécessaire car les
tentes fortement secouées risquent à chaque instant
d'être arrachées par les efforts répétés et continuels
des rafales.
Pendant notre séjour à Bir Zar, un incident qui
aurait pu avoir des suites tragiques mit en émoi les
membres de l'expédition.
Le chaouch Sadok qui s'était éloigné de quelques
centaines de mètres du campement ne trouva plus
sa route pour y revenir. Trompé par l'uniformité du
paysage, il prend une fausse direction et s'éloigne
des tentes au lieu de s'en approcher. Après avoir
marché quelque temps, l'émotion s'empare du
pauvre homme. Découragé, il continue cependant à
cheminer au hasard jusqu'à la nuit. Il n'aperçoit
aucune trace d'habitation. Seul au milieu du désert
il est complètement perdu. Soutenu par la force du
désespoir il erre encore deux jours et deux nuits,
tantôt brûlé par les rayons du soleil, tantôt, la nuit,
transi de froid. Le troisième jour, exténué, c'est à
genoux qu'il se traîne misérablement au fond des
oueds déserts. Mais les forces l'abandonnent, et il
s'affale au pied d'une petite colline. Sa perte est
certaine et il semble que le hasard, si prodigieux
soit-il, ne peut le sauver.
Le salut apparaît cependant à l'horizon sous
forme d'un petit point noir qui se meut lentement,
approche et grossit insensiblement. C'est un jeune
Berbère au corps amaigri, à peine vêtu d'une gue-
nille blanche. A califourchon sur son âne, qui trotte
au milieu des oueds, il se dirige sans hésitation
vers un but déterminé ; à la bifurcation des deux
La mission en marche dans l'Oued Lourzout.
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** /. ^ ^ ^r*'i^
Bir-Zar. — Le puits turc.
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE 50
vallées il paraît hésiter, mais franchement, comme
dirigé par une inspiration, il s'élance dans le ravin
où notre pauvre zaptié gît. L'enfant chemine allè-
grement, insouciant, heureux dans tout l'épanouis-
sement que la liberté donne à l'homme, lorsque son
attention est attirée par quelque chose d'insolite,
masse informe qui gît inerte non loin de lui. Intri-
gué, il s'approche et reconnaît à l'uniforme un sol-
dat islamlis. 11 hésite, encore sous l'influence des
haines anceslrales, il est tenté de piller ce zaptié
sans forces et de l'abandonnera son triste sort.
Pauvre, ce serait une bonne aubaine pour lui !
Mais la reconnaissance est plus forte que les senti-
ments héréditaires des anciens vaincus des Turcs.
Il songe à sa mère, à son père, à ses sœurs, qui ont
reçu des secours du gouvernement ; par reconnais-
sance, l'enfant sauvera la vie du gendarme, le re-
présentant de ses bienfaiteurs. Dès ce moment, le
sort de Sadok est décidé.
L'enfant appartient à une tribu de nomades,
campée dans les environs; il comprend immédia-
tement que le zaptié accompagne les roumis ins-
tallés à Bir Zar. Doucement il saisit le héros du
Yemen, l'attache sur son àne, et nous le ramène
évanoui.
Le retour du chaouch fut un événement car nous
n'avions plus l'espoir de le revoir. Nous avions battu
le pays en tous sens, sans trouver un seul indice
favorable. A son arrivée ses subordonnés s'empres-
sent, nous le soignons aussi bien que nous le pou-
vons et nous sommes heureux de voir qu'il revient
à la vie. Quelques jours de repos le remettent tout
à fait sur pied et il nous raconte alors dans ses
60 EN ÏRIPOLITAINE
détails l'aventure qui a failli se terminer si tragique
ment. C'est d'après son récit que j'ai pu reconsti-
tuer facilement la scène ci-dessus.
Un seul d'entre nous ne paraît pas satisfait du
dénouement heureux de l'incident. C'est le zaptié
Mustapha. Il espérait bien que si son chef n'était
pas revenu ce serait lui qui serait nommé à sa
place ! Encore cette fois Mustapha n'obtenait pas
les galons qu'il convoitait depuis longtemps et il
maudissait sincèrement le hasard qui avait ramené
le chaouch au campement.
Une aventure du même genre m'arriva un jour
qu'accompagné d'Hamed et d'un zaptié, j'avais été
excursionner jusque près deJénéïen à 25 kilomètres
au nord de Bir Zar, mais nous fûmes sauvés par le
flair de mon petit cheval arabe du nom de Sucre
qui nous ramena au campement.
Nous avions été surpris par la nuit et il devenait
impossible de distinguer quoi que ce soit parmi les
monticules informes. Je galopais au hasard sans
direction précise, mes deux compagnons hissés sur
leur unique chameau le frappaient à grands coups
et je les voyais comme une ombre fantastique, glis-
ser sur la plaine ondulée. Je n'osais leur faire part
de ma perplexité et de la conviction où j'étais que
nous serions obligés de passer la nuit à la belle
étoile. Nous avancions lentement, mon cheval était
fatigué, et butait à chaque pas. Au moment où,
découragés, nous allions nous arrêter et chercher
un gîte parmi les roches environnantes, Sucre, mon
cheval, partit d'un pas assuré, droit devant lui.
Etonné, je le laissai faire, ayant comme un vague
pressentiment que ce changement d'allure était fa-
A LA FRONTIERE TUNISIENNE (il
vorable. Hamed et le zaptié firent des objections
pour continuer dans la nuit une randonnée qui pou-
vait mal finir. Mais enfin ils me suivirent. Mon che-
val se mit à trotter vivement. Soudain, après avoir
contourné un éperon montagneux, je vis devant
nous une grande lueur, c'était notre campement :
nous étions sauvés. Sucre nous avait conduits à un
but éloigné de plus de vingt kilomètres. Je trouvais
au campement mes collègues en émoi, car ils crai-
gnaient déjà une aventure semblable à celle du
chaouch et dont le dénouement aurait pu être moins
heureux.
Quelques jours après, je quittai Bir Zar pour le
sud, accompagné de Mustapha et du guide Daou.
Par suite de circonstances spéciales, je suis obligé
de laisser le gros de la caravane à Bir Zar. Mes col-
lègues me rejoindront plus tard lorsque le moment
en sera venu.
Vêtu du burnous, avec peu de bagages, je pourrai
plus facilement observer sur le vif la vie indigène
des populations chez lesquelles j'allais vivre.
Le soir du premier jour nous arrivons près d'un
campement de Bédouins. Les chiens kabyles qui ser-
vent à garder les troupeaux, sautent après nos bêtes
et font entendre leurs aboiements désagréables.
Cinq ou six petits gamins se précipitent et nous en
délivrent. Un vieux Berbère s'approche et nous échan-
geons les saluts d'usage. Il m'offre une tente pour
passer la nuit. J'accepte avec plaisir. Aussitôt les
membres de la tribu viennent prendre mon cheval,
le dessellent et lui donnent de l'orge. Le chef vide
entièrement une tente pour mon usage et prépare
une place digne de me recevoir. Daou et Mustapha
62 EM TRIPOLITAINE
étendent une couverture tandis que Ton allume le
feu pour préparer le thé. Les femmes, habillées de
leurs mantes bleues, apportent des ustensiles primi-
tifs et des excréments desséchés de chameaux qui
remplacent ici le bois.
Pendant tous ces préparatifs, j'observe mes hôtes.
Les femmes vont et viennent devant moi. Leurs
mantes ne laissent voir qu'imparfaitement leurs
figures, mais de temps en temps un mouvement
écarte leurs voiles et je puis apercevoir le visage.
La couleur en est brune, le teint mat, les che-
veux noirs. Elles portent des tatouages curieux qui
varient du reste suivant les régions, mais qui sont
placés, dans une même tribu, toujours aux mêmes
places, Les femmes de cette tribu ont une large
ligne bleue qui joint la lèvre inférieure au menton.
Une sorte d'étoile est dessinée à l'extrémité du nez.
Sur les joues, sur le front, des lignes bizarres et des
poi.its bleus. La figure est fine, la ligne en est pure.
Le nez long, droit ou parfois un peu relevé à l'extré-
mité, les yeux bleus. L'expression du visage est
agréable et douce, chez les jeunes filles ; mais la
figure se fane prématurément. La femme est mariée
à douze ou quinze ans et à partir de ce moment elle
vieillit très vite.
Les hommes présentent le vrai type berbère, le
visage long, maigre, les yeux bleus perçants, la
barbe et la moustache taillées courtes, rasées autour
de la bouche, les cheveux complètement rasés.
Les tentes où nous avions élu domicile sont faites
en poils de chameaux. Très épaisses, elles préser-
vent, au milieu du jour, beaucoup mieux de la cha-
leur que celles en toile blanche. Deux piquets, au
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE C3
milieu soutiennent le faîtage, l'étoffe est tendue par
des cordes attachées à des chevilles.
Pendant que je les observe ainsi, les Bédouins
ont terminé les préparatifs pour me recevoir. Je
m'accroupis à leur côté auprès du feu, sur lequel la
bouillotte chante déjà. Le chef de la tribu est entouré
de tous ses parents, frères et beaux-frères, fils,
petits-fils. La nuit est venue, et toutes ces têtes
éclairées par les flammes vacillantes du feu pro-
jettent sur la toile de la tente des ombres fantas-
tiques. Nous nous regardons curieusement tout en
buvant du thé et en fumant des cigarettes. Mais
peu à peu la confiance vient et le chef me répond
de bonne grâce aux questions que je lui pose sur
la tribu.
Cette tribu possède une centaine de moutons et
de chèvres, des chameaux, des ânes et des chevaux.
Elle est toujours en route à la recherche d'her-
bages pour nourrir les bêtes. Depuis quelque temps
la tribu s'est fixée dans l'oued de Beladam après
avoir parcouru les territoires immenses de Gha-
damès, jusqu'au Fezzan, s'établissant partout là où
elle trouvait pour les animaux une nourriture suffi-
sante.
Le chef m'explique la curieuse coutume qui règle
la propriété du pâturage. La tribu qui s'établit sur
un pâturage en acquiert en quelque sorte la pro-
priété et une autre tribu n'a plus le droit d'y camper.
Il y a concession accordée, pour un certain temps
du moins, aux premiers arrivants. Cette habitude a
été cause d'incidents innombrables et souvent les
luttes entre tribus n'ont pas eu d'autre origine que
la violation par l'une d'elles de la coutume admise
g4 EN TRIPOLITAINE
depuis longtemps. Supposons qu'un groupe de no-
mades ne trouve pas de bons pâturages; les Bé-
douins cherchent à s'installer manu militari dans
une concession déjà occupée. Le chef de la tribu
dont le pâturage est envahi résiste. Une lutte à ou-
trance s'engage et l'un des deux groupes doit suc-
comber. Les victorieux, augmentés du butin de la
tribu vaincue, s'établissent définitivement sur le
pâturage.
Pendant que le chef me raconte ces coutumes, les
femmes nous apportent le couscous et d'autres
mets nouveaux pour moi.
Nous trempons dans une sauce brunâtre forte-
ment pimentée des galettes. Le goût en est excel-
lent, mais il faut une certaine habitude pour plonger
sans dégoût les mains dans la sauce qui remplit le
bol commun.
Tout en mangeant, mes hôtes me questionnent à
leur tour. Ce qui les intéresse surtout ce sont les
armes, car l'Arabe a la passion du fusil. Je les
étonne beaucoup en leur apprenant que je n'en ai
pas. Et pour flatter leur esprit chevaleresque je leur
fais comprendre que j'estime trop les Bédouins du
désert pour croire qu'ils attaqueraient un homme
qui ne peut pas se défendre. Le chef paraît très tou-
ché de mes paroles et m'affirme que je puis avoir
une confiance entière en sa tribu et en toutes celles
de la région. Ils n'assassinent jamais des gens dés-
armés qui se sont fiés à eux; chez les Bédouins,
c'est nous qui avons une mauvaise réputation.
Je me suis toujours bien trouvé de me fier aux
indigènes. Au Soudan, j'ai traversé des territoires
révoltés, seul, accompagné d'un domestique nègre;
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE tf
lorsque j'arrivais dans les villages, il se trouvait
toujours quelqu'un pour m'offrir une place dans sa
case.
Non armé, j'inspirai confiance, et il ne m'est rien
arrivé de fâcheux. On m'a traité parfois d'imprudent.
Cependant ce sont les explorateurs qui ont voyagé
armés jusqu'aux dents qui ont toujours rencontré
des difficultés. Ces explorateurs se méfient des indi-
gènes, montrent ostensiblement leurs armes et font
mine de s'en servir à la première désobéissance. Il
est bien naturel que l'indigène résiste, mais si au
contraire on se confie simplement à ces êtres naïfs
et primitifs, ils vous savent gré de l'estime qu'on
leur montre. Dans chaque village, traversé, que ce
soit chez les peuples du Soudan, ou chez les pauvres
Berbères de la Tripolitaine, j'ai partout laissé des
amis dévoués.
Les natures primitives sont fières et ont un sen-
timent de justice qu'il est impossible de ne pas ad-
mirer. Ce n'est pas dans notre vieille Europe civilisée,
que j 'aurais pu ainsi pénétrer confiant chez le premier
venu et me reposer en sécurité. Il y a bien des
chances pour qu'à mon réveil je me sois trouvé dé-
pouillé ; c'est un des moindres maux qui put m'ar-
river. Les populations sauvages qui ne connaissent
pas les misères de chez nous, qui ne sont pas fati-
guées par un travail intense ont gardé l'esprit chevale-
resque des ancêtres. Chez les peuples civilisés, la
lutte pour la vie devenant trop forte pour leurs
forces, a aigri et avili le caractère au lieu de l'élever.
On est certainement beaucoup moins en sécurité
dans les grandes villes d'Europe que dans n'im-
porte quelle région éloignée de l'Afrique.
CG EN TRIP0LITA1NK
Je ne nierai pas les attentats des indigènes afri-
cains, mais c'est presque toujours à la suite d'excès
commis par des conquérants brutaux, qui ont voulu
imposer leur volonté par la force.
Le caractère du nègre, du Berbère, est semblable
à celui d'un enfant. Le nègre est un petit enfant,
doux, docile, que l'on peut manier facilement si on
sait le prendre; l'Arabe et le Berbère ont l'esprit
violent, ce sont des enfants turbulants, mais animés
de nobles sentiments.
La soirée sous la tente avance, je me suis roulé
dans mon burnous, et j'entends comme dans un
rêve, les voix éclatantes parfois de mes hôtes qui
causent avec Mustapha et Daou. L'un après l'autre
ils se couchent sur le sol, à côté de moi, enveloppés
dans leurs couvertures. Le vieux chef reste seul en-
core éveillé, je vois sa noble tête de vieillard éner-
gique éclairée par les dernières lueurs du feu mou-
rant. J'entre moi-même dans l'irréel du rêve. Une
vision se dessine; seul, prisonnier de ces nomades
aux mœurs réputées si sanguinaires, je suis isolé
dans le désert immense à leur merci. D'atroces tour-
ments hantent mon esprit. Abandonné, j'erre mou-
rant de faim et de soif, otage sacrifié à la vengeance
des musulmans contre les chrétiens. Combien dura
ce supplice, je ne saurais le préciser. L'horreur de
ma situation me réveille brusquement. Levant légè-
rement la tête je vois, par l'orifice de la tente, la
pâle lueur de l'aube naissante éclairer la plaine
aride. Mes compagnons roulés à mes côtés dans
leurs couvertures ne bougent pas ; il s'échappe de
ces masses informes des ronflements sonores.
Mais il est temps de nous préparer, la journée sera
Bir-Zar. — A la frontière tunisienne.
Campement de Bédoins.
A LA FRONTIÈRE TUNISIENNE 67
longue et fatigante. J'appelle Mustapha, qui réveille
de mauvaise grâce les Berbères. Ils sellent mon che-
val et mettent sur les deux chameaux nos légers
bagages. J'aurais voulu récompenser le vieux chef,
mais Mustapha me prévient à temps de ne pas frois-
ser le vieillard par un don qu'il aurait considéré
comme une offense.
Je ne puis que remercier sincèrement le Berbère
de son hospitalité. Il s'excuse de ne pas m'avoir
mieux reçu, dans ce désert où il n'y a rien, mais il
a fait tout ce qui était en son pouvoir pour me rece-
voir dignement.
Après avoir quitté les Bédouins, nous cheminons
lentement, un peu transis par la fraîcheur du matin,
lorsque soudain Mustapha, qui, accroupi sur son
chameau, somnolait doucement, est réveillé de la fa-
çon la plus rude. Le chameau vient de buter contre
une grosse pierre, et tombe brutalement à terre,
lançant Mustapha plusieurs mètres en avant, au
risque de le tuer. Mustapha, son bel uniforme dé-
chiré, tout endolori, se relève furieux et veut placer
une balle de son revolver dans le cœur du méchant
animal qui, n'aimant pas les soldats, a voulu se dé-
barrasser de lui. J'ai beaucoup de peine à calmer sa
fureur, et l'engage à relever son chameau et les ba-
gages épars. J'essaie de lui faire comprendre que ce
qui est arrivé est de sa faute, car si au lieu de dor-
mir, il avait un peu stimulé sa bête elle n'aurait pas
buté. Mustapha n'est nullement convaincu, et il se
vengea en frappant son chameau pendant tout le reste
de la journée, à tout propos.
Nous nous élevons insensiblement dans l'Oued
Massim pour atteindre un col élevé qui domine une
EX TRIPOLITAINE
vallée immense ayant son origine à Nalout. C'est
l'Oued Girgir, large de trois à quatre kilomètres. Il
nous semble dominer un fleuve aux dimensions co-
lossales. Les bords en sont presque verticaux; vers
l'Ouest comme vers l'Est, je le vois qui serpente et
se perd à l'horizon. Spectacle grandiose, mais dé-
solé par l'absence de tout mouvement. Pas d'arbres,
pas d'animaux, pas le plus petit ruisselet d'eau ne
viennent animer la scène.
Tantôt traversant de nouveaux oueds, tantôt esca-
ladant les pentes rocheuses des rives abruptes de
ces fleuves desséchés, nous cheminons douze heures
sans nous arrêter. De grandes cuvettes unies sont
constellées de cristaux de sel qui craquent sous les
pieds de nos bêtes. A la fin du jour, Daou me signale
dans le lointain une vague teinte verdâtre se fondant
avec la couleur terne et grise de l'immensité. Ce
sont les palmeraies de Sinâoum, le chef-lieu d'un ter-
ritoire considérable.
Le but aperçu nous redonne du courage; nos cha-
meaux peu chargés avancent rapidement. Mais nous
étions loin d'être arrivés ; quelle ne fut pas notre
déception, lorsqu'il fallut descendre dans de nou-
veaux oueds, escalader de nouvelles collines. Haras-
sés, nous désespérions d'arriver jamais, lorsqu'après
un dernier effort, nous vîmes Sinaôum à quelques
kilomètres devant nous.
CHAPITRE IV
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA
Arrivée à Sinâoum. — Le cheik. — Hôtes encombrants. — Le réveil.
— Chez le directeur des Postes et Télégraphes. — Le télégraphe
en Tripolitaine. — Imagination orientale. — La vie du Moudir. —
Exil des fonctionnaires. — Le médecin major en mission. — L'oasis
de Châoua. — Administration. — Propagation des nouvelles dans le
désert. — Le brigadier. — Les jardins. — Les sables envahisseurs.
— Diminution du nombre des jardins et de la population. — Irriga-
tion des palmeraies. — Sources et puits. — Palmeraies enfouies
sous les sables. — La vieille tour. — Paysage de mort. — La race
indigène. — Son attrait sympathique. — Sur les terrasses. — Le
conte de la gazelle. — Le négro. — Un esclave volontaire. — Sur
1E1-Gara. — Combat de frontière. — Les fours à plâtre. — Visite
imprévue et agréable. — Arrivée de la caravane. — Discussion. —
Rivalité de nos zaptiés.
Nous arrivons près des maisons carrées de Si-
nâoum, qui au milieu des palmiers et des jardins de
l'oasis occupent le bord relevé d'une vaste plaine.
A notre gauche, un ancien château dresse ses for-
teresses démantelées. Un Arabe vêtu d'un somp-
tueux burnous s'avance. Je mets pied à terre et
lance les rênes de mon cheval à un domestique.
Je suis en présence du cheik qui représente le gou-
vernement à Sinâoum. Il me souhaite la bienvenue
et me félicite de mon courage de voyager seulement
avec un zaptié et un Arabe dans le pays. Je lui fais
70 EN TKIPOLITAINE
part de mes impressions et il est heureux de voir
qu'un étranger a pu se rendre compte des efforts du
gouvernement pour rendre le pays absolument sûr.
Le cheik est cependant de race berbère. Il savait que
je passerais à Sinaoum, aussi, depuis plusieurs jours
une maison est prête pour me recevoir. Je le suis
et nous pénétrons dans une allée qui aboutit dans
une cour intérieure. Un escalier me conduit à une
chambre éclairée par une petite fenêtre grillée. Le
cheik me quitte non sans me laisser deux soldats
qui me serviront de domestiques.
Tandis que Mustapha et Daou préparent le dîner,
j'escalade un parapet extérieur et grimpe sur le toit.
D'autres toits contigus forment une terrasse. Mon
regard plonge dans les cours intérieures. Des cou-
poles arrondies dominent les terrasses; ce sont les
habitations des marabouts.
C'est l'heure de la prière et tandis que le soleil
baisse à l'horizon les prêtres, ressemblant à de
grands fantômes blancs, adressent leurs appels. Ma
vue se repose agréablement sur la couleur verte des
dattiers, car voilà plus de trois semaines que je n'ai
pas contemplé de végétation. Les palmiers entou-
rent l'oasis comme une auréole. Mais au delà de
ce cercle restreint, aucune végétation.
Je redescends de mon observatoire et rentre dans
la chambre où Mustapha a tout préparé. Les cou-
vertures sont installées et m'invitent à prendre quel-
que repos après une journée aussi fatigante. Mais
je suis à peine endormi qu'un bruit de voix me ré-
veille subitement. C'est le cheik qui vient me rendre
visite, il s'assied sur les couvertures à côté de moi.
Ce brave homme est si heureux de me voir qu'il
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 71
veut passer toute la nuit en ma compagnie. Je fré-
mis à cette idée, car je ne puis plus tenir les yeux
ouverts. Je fais part au cheik de ma fatigue, mais
rien n'y fait ! il considérerait comme une offense de
s'en aller. Malgré tous mes efforts pour combattre
le sommeil, je m'assoupis et m'endors. Mustapha
se charge de remplir les tasses de thé' et de rouler
des cigarettes pour mon visiteur. Je ne sais combien
de temps nous restâmes ainsi, mais à un moment
donné je me sentis secoué violemment. J'ouvris les
yeux. Au milieu de notre chambre remplie de la fu-
mée des cigarettes du cheik, je distingue un Turc
coiffé de son fez et habillé d'une belle redingote.
C'est le directeur des Postes et Télégraphes. Dès
qu'il a appris mon arrivée, il s'est précipité pour
me saluer, et me conduire dans sa maison, où
il m'a préparé son propre lit. 11 m'exhorte à ne pas
rester une minute de plus dans le taudis infect
que le cheik m'a donné. Je n'ai aucune envie de
déménager au milieu de la nuit. J'essaie de lui
faire comprendre que je me trouve fort bien là
où je suis, et qu'il m'est impossible vis-à-vis du
cheik d'abandonner la maison qu'il m'a offerte. Le
directeur paraît très désolé de ma résolution, mais
il a tant de plaisir'à me voir qu'il passera la nuit à
causer avec moi. Encore un! Quel supplice j'endu-
rais. Je fis de mon mieux pour recevoir ces visiteurs ;
j'essayai de tenir les yeux ouverts, mais ce fut en
vain. Je m'allongeai doucement, insensiblement, et
m'endormis. C'était sans doute répondre bien mal à
l'amabilité des notabilités de Sinâoum ! Mais qu'y
faire, la nature était plus forte que ma volonté.
Les rayons du soleil qui pénétraient à travers la
72 EN TMPOLITAIXE
petite lucarne grillée me réveillèrent. Quel spectacle^
grand Dieu ! Une fumée épaisse emplissait la petite
chambre. Mustapha s'était endormi, renversant dans
ses rêves la théière, culbutant une jarre pleine
d'eau. Le cheik dans un coin, roulé dans son bur-
nous, faisait entendre de violents ronflements. Le
directeur des Postes tombé à la renverse après
avoir vidé une bouteille de cognac avait encore à la
bouche sa cigarette éteinte. Sa belle redingote, si
propre la veille, était toute maculée par les liquides
qui avaient coulé. Son aspect était misérable. On se
serait cru au lendemain d'une orgie. Le spectacle
était écœurant.
J'eus beaucoup de peine à réveiller mes compa-
gnons, mais à force de frapper à tour de bras sur
les corps inertes j'y parvins.
J'avais à expédier mon courrier, aussi je promis
au directeur de la Poste de me rendre chez lui quel-
ques instants plus tard.
Sinâoum est composé de plusieurs oasis très rap-
prochées les unes des autres. J'étais à In-Ali, la
Poste se trouve dans la palmeraie de Gazer-Fougami,
à un kilomètre à l'ouest. Ces oasis sont situées sur
les bords d'une vaste plaine qui s'étend au nord et
au nord-est des palmeraies. Vers le sud le pays
s'élève, des montagnes tabulaires surplombent
l'oasis. Pour me rendre de In-Ali à Gazer-Fougami
il faut traverser des ravins profonds. Un Arabe me
conduisit à la poste. Il me guida au milieu d'un
amoncellement de ruines jusqu'à une sorte de cou-
pole du plus pittoresque aspect. C'est le bureau
des Postes et Télégraphes de Sinâoum.
Je pénètre dans le sanctuaire qui renferme le
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 73
seul témoin de la science contemporaine dans ce
désert. Le fil qui en part nous unit au monde civi-
lisé. Le lieu est étrange, on se dirait dans le repaire
d'un savant du moyen âge, tellement le décor
de la salle est original. Elle est toute petite, voû-
tée. Sur des colonnes, des sculptures étranges, et
en haut dans la coupole des signes et des inscrip-
tions cabalistiques. Des dessins rudimentaires dans
leur primitive conception représentant des scènes
où les animaux jouent le rôle principal. Il me semble
reconnaître dans ces caricatures des gazelles aux
membres élancés, des chameaux courant dans le
désert, des chevaux galopant. Le silence est seul
troublé par le stylet d'acier du récepteur qui frappe
à coups irréguliers contre la vieille boîte de con-
serve. Le télégraphiste accroupi devant son appa-
reil transcrit la dépêche. Je n'ose le déranger,
j'attends qu'il ait terminé. Une table occupe le mi-
lieu du bureau. Surchargée de papiers, elle démontre
l'activité déployée. Des documents épars dans le
plus grand désordre remplissent tous les coins.
Contre le mur, j'examine une grande carte de
l'Empire ottoman qui indique les lignes postales
et télégraphiques. Le fil s'arrête pour le moment à
Sinâoum, mais le secteur de Sinaoum à Chadamès
est actuellement en construction. Il sera terminé
d'ici peu.
Les lignes télégraphiques de la Tripolitaine sont
bien construites. Dans un pays balayé par des ou-
ragans violents une grande partie de l'année, les
communications ne sont presque jamais interrom-
pues. Ceci est surtout dû en bonne part à la cons-
truction rationnelle des poteaux qui supportent les
74 EN TRIPOLITAIXE
fils. Ces poteaux doivent remplir des conditions
très définies : pouvoir être facilement transportables
à dos de chameaux, et offrir une grande résistance,
qu'ils soient fixés soit dans un sol mouvant, soit
dans un sol rocheux. Le problème était difficiler
mais .fut résolu d'une façon satisfaisante par une
maison de Londres. Les poteaux de fer sont en trois
parties. Une grande plaque de base en fonte d'un
mètre carré est enfouie dans le sol ; sur elle est
boulonné un support tubulaire à l'intérieur duquel
on enfile une tige supérieure qui mince et légère
est facilement transportable. On comprend alors la
stabilité d'un pareil système. La plaque de base, re-
couverte de pierres, offre aux efforts latéraux une
très grande résistance.
Dans tout mon voyage je n'ai pas vu un seul de
ces supports renversé par les ouragans.
Je suis tiré de mes réflexions par l'arrêt du stylet;
je me retourne et m'excuse auprès du directeur de
l'interrompre dans son travail. Mais j'ai de la chance,
il recevait justement un télégramme pour moi. Le
maître de céans me donne son fauteuil le plus
beau qui consiste en une caisse munie de rebords.
Un serviteur nous apporte la traditionnelle tasse de
café.
L'on comprend aisément la joie de ces fonction-
naires lorsqu'ils voient arriver un étranger. Dans ces
coins perdus, sans aucune distraction, les employés
du Gouvernement subissent un exil douloureux. C'est
la vision du rivage, ce sont les images des rues ani-
mées de l'Orient, qu'apporte le voyageur aux pau-
vres délaissés.
Le télégraphiste me pose questions sur questions
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 7."»
auxquelles je m'efforce de répondre de mon mieux.
Je m'aperçois que mon trop fidèle interprète me fait
alors passer pour un Turc, qui élevé à Paris depuis
son jeune âge ne sait que le français. L'idée est
originale, banale, mais elle amène une foule de ques-
tions sur les pachas de Stamboul auxquelles Mus-
tapha répond à ma place sans hésitation.
Je me sens quelque peu gêné d'être obligé déjouer
une comédie aussi ridicule, mais je dois passer par
où en veut mon interprète, car lorsque je le prie de
cesser cette confusion il refuse obstinément. Mus-
tapha me répond simplement que cela ne porte pas
à conséquence de mentir, car on part ici du prin-
cipe que personne ne dit la vérité.
De cette façon, on a beaucoup d'agrément dans la
conversation, car on peut évoquer les images les plus
fantaisistes et les contes les plus burlesques, sans
être retenu dans les descriptions par les frontières
étroites de l'austère vérité.
Nous causons donc beaucoup pour rien du tout.
Un des principaux soins des fonctionnaires est de
« passer le temps » ; c'est difficile dans le désert, car
les distractions sont rares.
Le directeur me raconte toute sa vie; et je dois la
subir dès son enfance, ce qui est long. Elevé à
Smyrne, il avait obtenu dans une petite ville des
côtes de l'Anatolie un emploi dans le bureau des
Postes. Il n'avait pas beaucoup à faire, et il occupait
ses loisirs à la pêche. Il imagine un jour avec quel-
ques amis de pêcher dans une rivière et d'employer
pour cela plusieurs cartouches de dynamite. Une
fois sur l'embarcation, le moudiren pred une et l'al-
lume, mais la mèche brûle trop vite et il n'a pas le
76 EN TRIPOLITAINE
temps de lancer la cartouche dans l'eau. Elle lui
éclate dans les mains. Il eut le bras droit horrible-
ment mutilé. Transporté à l'hôpital, on doit l'ampu-
ter. C'était un rude coup pour ce malheureux. Lors-
qu'il sortit de l'hôpital, sa place était prise! Il fit de
nombreuses réclamations pour demander une in-
demnité, car il prétendait avoir perdu son bras au
service du Gouvernement. La revendication n'est
naturellement pas admise. Cependant il peut prou-
ver qu'il est encore capable, malgré son infirmité,
d'écrire et de télégraphier avec la main qui lui
reste.
A cette époque, le télégraphiste de Sinâoum, de-
venu fou dans cette solitude où seules les natures
fortement trempées peuvent résister, est obligé
d'abandonner son poste.
Le Gouvernement envoie alors notre homme à
Sinaoum pour le remplacer. Il part avec joie, car il
est sauvé de la misère, mais il est bien vite déçu
lorsqu'après avoir cheminé des journées entières il
aperçut la petite palmeraie qui fut dès lors sa pri-
son et son lieu d'exil.
Depuis plusieurs années il végétait ici, ayant
toujours rempli son devoir et espérant une mutation.
Ses réclamations restèrent sans réponse. Si le Gou-
vernement devait tenir compte des suppliques de
tous ces exilés il n'y pourrait parvenir. La nostalgie
des belles villes populeuses du Bosphore et des
rives ensoleillées de l'Anatolie les obsède. C'est
souvent pour ces fonctionnairesun sépulcre que ces
séjours au loin. Au bout de quelques années ils n'ont
plus d'espoir de revoir leur patrie, ils ont rarement
des congés réguliers et ne peuvent abandonner leur
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 77
poste. Ceci fera comprendre dans quel état d'esprit
on les trouve et pourquoi ils se cramponnent, avec
l'acharnement du désespoir, au voyageur qui passe
dans leur contrée. Ce voyageur est un représentant
du monde civilisé et le fonctionnaire espère toujours
de son intervention pour obtenir quelque chose.
Dans leur imagination ces fonctionnaires revêtent
celui qui passe des pouvoirs les plus puissants.
L'explorateur doit comprendre cet état d'âme et
ne point décourager ces exilés par une impatience
qui les désolerait. Mais harassé par la fatigue d'un
long voyage, il faut parfois beaucoup d'efforts pour
ne pas envoyer au diable ces quémandeurs pour
lesquels on ne peut rien. Le moudir me demande
d'intervenir pour lui, il aimerait retourner en Ana-
tolie dans un poste plus agréable. Je suis obligé, bien
malgré moi, de lui promettre tout ce qu'il veut et il
me dit qu'il suivra en pensée avec anxiété mon
voyage. Chaque étape plus avancée sera dans son
esprit un pas vers la délivrance. Je pense encore
maintenant à la déception qu'il a eue lorsqu'il n'a
reçu aucune nouvelle de changement.
Mustapha et le moudir m'accompagnent au Ksar
qui domine Sinâoum. C'est un bâtiment assez vaste,
de moins grande dimension que celui de Nalout.
On m'introduit dans une petite chambre, sorte de
niche creusée dans la formidable épaisseur des
murs. Tout autour de la salle sont placés des divans
recouverts de tapis. A mon entrée un officier se lève
et me témoigne les signes de la plus vive amitié. Il
s'exprime en français excellent. C'est le médecin
major docteur Orhane venant de Tripoli et se rendant
à Ghadamès pour la visite sanitaire des recrues ber-
78 EN TRIPOLITAINE
bères de ce district. Un accident l'a immobilisé ici.
Il me le raconte dans une langue colorée après que
j'eus pris place à côté de lui sur le divan. Il avait
parcouru tout le Djebel sur son chameau sans inci-
dent, accompagné seulement d'un chamelier. Tout
alla bien jusque près de Sinâoum, mais à quelques
kilomètres avant d'y arriver, son guide se mit à s'en-
tretenir avec son chameau dans une langue que le
major ne connaissait pas. Le chameau buta alors
sur un rocher de la piste et tomba lourdement lan-
çant son cavalier sur le sol. Le docteur Orhane se
fît une forte contusion au genou qui enfla énormé-
ment. Il fut obligé de rester plusieurs jours à Si-
nâoum pour se reposer. Le major m'explique l'acci-
dent comme un complot tramé entre le chamelier et
sa bête. Le Berbère qui détestait les militaires avait
dit au chameau de le jeter à terre pour le tuer. Le
chameau antimilitariste comme son maître s'était
exécuté; mais par bonheur l'officier ne s'était fait
que fort peu de mal dans une chute qui aurait pu être
grave.
Sitôt arrivés à Sinâoum, chamelier et chameau
avaient disparu. Depuis plusieurs jours le major
cherchait un Arabe voulant l'accompagner vers le
Sud, mais ces coquins s'étaient donné le mot et
tous refusaient. Aussi fallut-il des soldats pour ré-
quisitionner hommes et bêtes.
Tandis que le major me racontait ses malheurs,
un officier subalterne frappa à la porte. Il ame-
nait un Berbère avec son chameau. A la vue du Ber-
bère le major lui fit subir un véritable interrogatoire
agrémenté des injures les plus véhémentes.
Le Berbère, grand, sec, sournois, promit tout ce
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 7!»
que le major lui demandait et se retira pour aller
chercher son chameau. Mais au lieu de revenir il
disparut aussitôt. Le major, petit, gros, a la bonne
figure épanouie d'un homme heureux de vivre et
colérique. Il se mit dans une fureur terrible, en
apparence du moins. Brandissant son revolver il en
menaçait tout le monde arabe qui se coalisait contre
ses dignités d'officier supérieur et l'empêchait d'ac-
complir sa mission.
Je souhaite un bon voyage à mon nouvel ami. Je
le quitte avec l'espoir de le rencontrer bientôt.
Gomme nous faisons la même route, il est très pro-
bable que nous nous reverrons d'ici peu.
Rien ne fait plus plaisir que de rencontrer dans
ces coins retirés des hommes cultivés. Or le Turc
d'une certaine condition a l'esprit large et les idées
modernes. 11 reçoit avec une cordialité et avec une
amabilité grâce auxquelles on se sent tout de suite
à Taise. Ce sont des caractères sympathiques au
plus haut degré et ils ne ménagent pas leurs peines
pour rendre des services en cas de besoin. On peut
compter sur leur parole et se fier à eux entièrement.
Le lendemain, de bonne heure, je quittai définitive-
ment Sinàoum, en pénétrant dans un large oued au
Sud, qui entame le plateau auquel l'oasis est ados-
sée. Nous suivons cet oued jusqu'à la source d'El
Ouadi, mince filet d'eau qui s'échappe d'une fissure
du rocher à l'ombre d'une demi-douzaine de pal-
miers. Nous nous élevons alors à partir de cette
source sur les parties supérieures du vaste plateau ;
encore quelques oueds à traverser et au bout d'une
heure nous nous trouvons dominant une plaine im-
mense qui s'étend au loin vers l'Ouest.
80 EX TRIPOLITAINE
Une ligne de palmiers au bord de la falaise, en
contre-bas des montagnes tabulaires qui limitent
vers l'Est la plaine, se détache nettement. Les pal-
miers s'étendent sans interruption sur une longueur
de plus de deux kilomètres suivant une direction
Est-Ouest. C'est dans la partie Ouest que se trouve
le village de Châoua, que nous atteignons après avoir
traversé un grand nombre de jardins. Mustapha
appelle un Berbère accroupi contre le mur d'une
maison en ruine et lui demande si nous pouvons
loger quelque part. Le Berbère, sans répondre, s'en
va par une ruelle étroite, et nous attendons au moins
une demi-heure son retour.
Enfin il réapparaît, accompagné d'un habitant
de l'oasis, qui met sa maison à ma disposition.
Je le suis; il me conduit dans une ruelle sombre;
nous tournons plusieurs fois pour arriver de-
vant une porte ogivale donnant entrée à un long
boyau. Nous pénétrons dans cet antre à la file
indienne et débouchons dans une cour spacieuse et
vaste.
Au rez-de-chaussée de l'habitation qui m'est of-
ferte, il y a plusieurs chambres et une écurie. Le
Berbère me donne une de ces chambres, qu'il débar-
rasse entièrement. Mon cheval est mis dans une
écurie à côté. Dans un coin de la cour s'ouvre un
puits, au fond duquel croupit une eau sale.
Mustapha m'appelle, il est déjà installé dans
notre chambre obscure. Je m'assieds tant bien que
mal sur les couvertures, qui ne sont malheureuse-
ment pas assez épaisses pour atténuer les dures as-
pérités du sol.
Châoua dépend, au point de vue administratif, de
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 81
Sinâoum. 11 n'y a qu'un cheik, choisi par les notables
de l'endroit, qui rend la justice et perçoit les im-
pôts, bien faibles du reste. Une douzaine de zaptiés
placés sous l'autorité d'un brigadier de gendarmerie
a pour mission de faire régner la paix parmi les
habitants et de les protéger contre les pillards du
désert, qui deviennent du reste de moins en moins
nombreux. Les zaptiés sont montés sur des méha-
ris et ils sont astreints à des rondes fréquentes le
long de la frontière tunisienne, pour empêcher la
contrebande ou arrêter les pirates du Sud tunisien
qui cherchent à échapper aux goumiers.. Il est cer-
tainement beaucoup plus facile à un de nos brigands
de traverser une de nos frontières en Europe qu'à
un Tunisien de s'évader de son pays par le sud.
Du reste, dans un tel pays où les lieux habitables
sont si rares et si espacés, il est bien difficile de
passer inaperçu. Les informations se propagent
dans le désert avec une rapidité foudroyante, sou-
vent incompréhensible. C'est de tribu en tribu
que la nouvelle racontée le soir devant le feu se ré-
pand dans le pays, se déformant à mesure qu'elle
s'éloigne de son lieu d'origine et prenant peu à peu
la tournure et l'aspect d'une légende. Elle chemine
ainsi, rayonnant au loin dans l'espace du désert,
atteignant les oasis les plus reculées et les nomades
les plus disséminés.
Dans l'encadrement de la porte apparaît le briga-
dier de gendarmerie. Quel aspect! Son uniforme
tombe en lambeaux, ses coudes et ses genoux poin-
tus ont transpercé l'étoffe. Dépourvue de boutons
depuis longtemps, sa tunique est attachée avec des
lanières de cuir. Le dos n'existe pour ainsi dire
82 EN TRIPOLITAIXE
plus et les galons sont fixés tant bien que mal aux
débris de l'étoffe recouvrant les épaules. Le pantalon
trop court laisse dépasser la plus grande partie du
mollet, recouvert seulement de quelques fils qui
pendent lamentablement. Les souliers sont repré-
sentés par une paire de savates.
Mais ce qui donne une allure guerrière à ce
soldat, digne d'un autre âge, c'est le sabre gigan-
tesque qui pend à son côté. Car le brigadier fait
partie de la troupe des méharistes qui portent le
sabre maintenu horizontalement sur le chameau, la
poignée en avant pouvant être facilement saisie en
cas de besoin. On comprend quelle puissance d'at-
taque ces soldats peuvent développer lorsque, fon-
dant sur l'ennemi, ils tirent leurs grands sabres en
avant.
La figure du brigadier n'est pas moins curieuse
que son accoutrement. Je remarquai surtout une
dolicocéphalie extrêmement prononcée.
Son nez droit, ses lèvres minces, ses pommettes
saillantes, sa peau sèche, ses yeux bleus, vifs, per-
çants, lui donnent une physionomie de laquelle se
dégage une volonté tenace et puissante. Caractère
orgueilleux et volontaire, il ne doit pas être facile
de se mettre en travers de sa volonté. Serviteur
dévoué des Turcs, après avoir été leur plus farouche
ennemi, il s'est joint à eux, surtout par haine du
Roumi qui cherche à empiéter le territoire conquis
par l'Islam.
Le brigadier se met à mon entière disposition,
mais, gêné dans son accoutrement d'officier qu'il a
si peu l'occasion de revêtir, il se retire pour venir
un instant après habillé de son burnous ordinaire,
<
*rf.i/
Vue générale des oasis près de Châoua.
La colline de Kasser-el-Tyn de Châoua.
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 83
dans lequel il paraît beaucoup plus à l'aise que
dans l'uniforme qu'il avait mis pour me saluer.
Je séjournai plusieurs semaines à Ghâoua et je fis
une quantité d'excursions dans les environs pour
étudier le pays. La grande plaine qui s'étend au
nord de Châoua est en majeure partie formée par
du gypse et du sel. Ailleurs, certaines régions sont
pierreuses ou recouvertes de sable. Les jardins de
Châoua sont situés sur un petit plateau à mi-côte
d'une gara; le sol même sur lequel est construit le
village est' gypseux, ce qui peut paraître bien peu
favorable pour les plantations. Mais le gypse forme
une espèce de croûte recouvrant une terre fertile
peu épaisse. Or c'est grâce à cette curieuse cons-
titution du terrain que les palmiers ont pu se déve-
lopper. Les jardins sont en quelque sorte dans des
trous, au-dessous du niveau du plateau, car les in-
digènes ont dû enlever la croûte de gypse pour faire
les plantations dans la couche sous-jacente.
Les jardins sont entourés de murs épais qui ser-
vent à les protéger contre les sables que le vent
chasse de la plaine contre l'El-Gara. Malgré ces
précautions ou peut-être par suite de l'inertie des
habitants qui ne se donnent pas la peine de réparer
les brèches de ces murs, les grandes dunes de sable
fin qui s'amoncellent au Nord se sont déversées en
plusieurs points dans les jardins, ensevelissant les
plantations. 11 semble qu'il y a une lutte de la nature
désertique qui a cherchée reprendre ce que l'homme
avait si péniblement gagné. Partout à Ghâoua on
sent que cet envahissement est progressif. A un ki-
lomètre à l'ouest une vingtaine de palmiers sont à
moitié enfouis sous les sables. Les indigènes m'ont
84 EN TRIPOLITAINE
affirmé qu'il n'y a pas longtemps encore, on cultivait
dans ces jardins de l'orge et du froment, mais que
la source avait été bouchée à la suite d'un éboule-
ment. Comme personne ne s'était donné la peine de
réparer les dégâts, la palmeraie qui n'était plus sur-
veillée avait été abandonnée aux sables envahisseurs.
Des explorateurs ont expliqué cette régression des
parties cultivées des oasis, soit par l'inertie plus
grande des habitants, soit par une diminution du
débit des sources. Or je crois que l'on peut envisa-
ger cette question d'une autre manière pour Châoua.
Il faut partir du principe que le Berbère cultive
juste ce qui lui est nécessaire pour son entretien,
il ne fait rien de plus. Or, si les cultures ont dimi-
nué, c'est que la population elle-même a dû dimi-
nuer. Par conséquent des jardins ont été abandon-
nés, les habitants qui sont restés avaient bien assez
à travailler dans leurs propres carrés et n'avaient
nulle envie d'augmenter leur richesse par un travail
ardu, pénible, persévérant. Avoir de quoi manger
pour se soutenir leur suffit. Il faudrait expliquer la
diminution de la population des oasis : et je pense
que l'on peut en trouver une cause dans l'émigration
naturelle et générale que l'on a constatée si souvent
des campagnards vers les villes.
A mesure que les grandes oasis et les grandes
villes de la 'côte tunisienne et de la côte tripolitaine
se développaient les Berbères qui venaient des loin-
taines régions brûlées par le soleil ardent trouvaient
dans la fréquentation agréable des cafés et bars
mauresques une jouissance nouvelle qui devait les
engager à rester dans ces villes.. Retournés dans
leur solitude, la nostalgie des rues animées, bario-
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 85
lées, les poursuivait et ils revenaient malgré eux
dans les centres où ils finissaient par se fixer. C'est
ainsi que leurs jardins abandonnés n'étaient plus
nécessaires et tombaient en ruines.
Plusieurs sources entretiennent la vie à Ghâoua.
Les principales sont celles d'In-Sygayar, d'Aïn-Mar-
bia, d'Aïn-el-Ras, d'El-Hicha.
L'eau est amenée dans les jardins par un tunnel
d'environ cinquante mètres de longueur qui part du
pied de la Gara. Le canal est creusé sous la croûte
de gypse dans l'argile. Dans les sources d'Aïn-Mar-
bia et d'In-Sygayar, l'eau vient naturellement, il n'y
a pas besoin d'un moyen spécial d'exhaure. L'eau
des autres sources doit être élevée jusqu'à l'origine
du tunnel. Ceci se fait du reste d'une façon très
ingénieuse par les puits à bascule.
Un grand balancier à côté du puits porte d'un
côté une peau de bouc pendue à l'extrémité d'une
longue corde qui descend dans le puits jusqu'à la
nappe d'eau. A l'autre extrémité du balancier un con-
trepoids formé de grosses pierres est sensiblement
plus lourd que le poids de la peau de bouc remplie
d'eau. Pour remplir la gherba on voit la manœuvre.
Le nègre ou l'Arabe tire sur la corde, la gherba des-
cend et se remplit d'eau. Il lâche alors la corde, la
gherba remonte d'elle-même tirée par le balancier
et arrivée à l'orifice du conduit s'y déverse auto-
matiquement. Les habitants peuvent ainsi presque
sans fatigue, arroser chaque soir leurs jardins. Des
rigoles et des canaux bifurquent dans tous les sens
et conduisent l'eau dans les jardins, même très éloi-
gnés. Un autre système est pratiqué là où la source
se trouve de niveau avec le canal. Les indigènes ont
SU EN TRIP0L1TAINE
établi alors à l'orifice de ce dernier un barrage. L'eau
remplit pendant la journée le tunnel, car elle est
maintenue par la digue, elle s'accumule là et en
temps voulu un orifice permet l'écoulement dans
les jardins. Il est facile de comprendre que si un
accident quelconque arrive à une de ces sources et
empêche l'eau de se répandre, les cultures sont en
quelques jours brûlées par le soleil. Aussi les indi-
gènes entretiennent avec le plus grand soin les ca-
naux et les puits qui sont nécessaires pour leurs jar-
dins.
La plaine qui s'étend au nord de l'oasis a au
moins cinq kilomètres de large; elle est entourée
par des Gara constituées par des couches horizon-
tales de roches de couleur différente qui forment tout
autour une 'barrière élevée. Ces hauteurs sont à
l'est, entamées par des oueds évasés qui débouchent
dans la plaine. L'Haddek-el-Ouadi a sur ses flancs
une petite palmeraie en partie abandonnée. L'Aïn-el-
Ouadi, source à moitié obstruée, ne peut plus guère
entretenir l'humidité du seul jardin dans lequel des
figuiers et un peu d'orge se dessèchent lentement.
Au sud de la vaste dépression d'El-Hira des pal-
meraies sont envahies par les sables qui se sont
accumulés en cet endroit engloutissant jusqu'à mi
hauteur les gigantesques dattiers. Ces sables avan-
cent, avancent toujours, impitoyables. En arrière,
où ils ont passé, les dattiers sans vie se dressent,
semblables à de grands bâtons gris. En avant, il
semble que les palmiers avec leurs feuilles vertes
ont comme un regain d'éclat, les couleurs plus vertes
des feuilles contrastent avec la blancheur éclatante du
sable blanc qui monte lentement, étouffant les arbres.
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOLA 87
Sur le bord du plateau, une vieille tour se dresse,
solitaire ; j'y montai un jour. Un Berbère m'accom-
pagnait dans ma promenade. Nous entrâmes par
un petit orifice à peine assez grand pour laisser
passer un homme. Un escalier creusé dans l'épais-
seur d'un mur énorme nous conduisit à la partie
supérieure dans une chambre carrée. Un petit en-
fant gisait là, demi nu, adossé contre la muraille.
Par malheur je ne pus lui causer, mon compagnon
ne parlant pas français. Mais je compris à son air
épouvanté, à ses tremblements convulsifs qu'il
avait une horrible peur de ce roumi surgissant à
l'improviste dans sa retraite perdue. Je lui donnai
quelques provisions, car il avait l'air de mourir de
faim. Un autre escalier me conduisit sur le sommet
de la tour, petite terrasse entourée d'un parapet
crénelé. De là, la vue s'étend de tous côtés, sur
la morne étendue. Véritable scène de la désolation
infinie, émouvante par la grandeur du tableau, par
le silence de la nature morte. Tout ce qu'il y a de vie
dans les palmiers clairsemés qui m'entourent éclate
pour quelques jours encore sous l'afflux de sève
qu'apporte l'approche de l'agonie. C'est un coin de
la terre d'où la vie s'en va.
En redescendant, je ne trouvai plus le petit Ber-
bère, il avait disparu, effrayé sans doute, empor-
tant dans sa fuite les quelques hardes qu'il possédait.
C'est un mystère émouvant que la vie de ces êtres
faibles et chétifs, vivant de rien, tapis dans quelque
masure délaissée, ou à l'abri de quelques roches
surplombantes, abandonnés dans la grande nature
du désert. J'en ai vu beaucoup, trop fiers pour
entrer au service de quelque marchand ou d'un
EN TRIPOLITAINE
riche arabe, trop paresseux pour cultiver un coin
délaissé d'une oasis.
Les jours succédaient aux jours, uniformes dans
leur suite monotone. On s'habitue à vivre de cette
vie contemplative. Je connaissais maintenant tous
les habitants de Châoua qui venaient vers moi, me
questionnaient sur le monde curieux des chrétiens
dont quelques rumeurs étaient parvenues jusqu'à
eux. Ils arrivaient peu à peu confiants, le soir, me
raconter les légendes du pays, me dévoiler les
phénomènes curieux que dans leurs longs voyages
ils avaient observés. Dans les environs, ils m'indi-
quèrent des sources, des rivières qui présentaient
quelque intérêt, et les uns après les autres ils me
conduisirent aux endroits qu'ils désiraient me mon-
trer. C'est ainsi que je fis une quantité .d'excur-
sions. Je partais le matin dès l'aube sur mon che-
val, conduit par un Arabe quelconque. Je n'avais
besoin ni de garde, ni de soldat, je ne prenais pas
même la précaution révoltante d'emporter une
arme. C'est en amis que nous allions, il suffisait de
montrer à ces âmes fières, mais primitives, de la
confiance pour s'en faire aimer. Nous ne pouvions
parler, mais c'est pargestes, que nous nous compre-
nions. Ils m'indiquaient le nom des oueds, des mon-
tagnes, des selkas et me conduisaient auprès de
pierres curieuses, qui avaient frappé leur imagi-
nation.
On a voulu faire passer ces peuplades pour intrai-
tables, car les Turcs ont eu beaucoup de peine à les
soumettre. Mais est-il indigne de résister à un enva-
hisseur, de refuser de payer un impôt dont on n'a
aucun profit, d'être forcé tout à coup d'accomplir le
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 89
service militaire ! Si ces populations se sont révoltées
parfois, ce n'est pas contre l'homme, mais contre les
exigences du capitalisme moderne qui venait tout à
coup jeter l'émoi au milieu de ces peuplades primi-
tives vivant encore de la manière antique. Elles n'ont
pas compris ces exigences nouvelles puisqu'elles
n'ont pas évolué. Rudes elles étaient, rudes elles
sont restées, mais sous cette apparence il y a des
sentiments doux, simples et sympathiques qu'il est
facile de pénétrer lorsqu'on se présente, en ami, non
en conquérant.
La nature de ces indigènes est essentiellement
passive. Au coucher du soleil ils s'accroupissent
contre un grand mur faisant face à l'occident, le
burnous blanc ramené sur l'épaule après avoir en-
touré la tête et ne laissant voir qu'une étroite bande
allongée du visage. Immobiles, ils contemplent le
grand disque rouge qui lentement baisse derrière la
gara, à l'horizon, et qui lance encore sur la plaine
des teintes d'incendie. Cette heure du crépuscule,
pleine de la tristesse du jour qui s'en va, est seule
troublée par les appels des muezzins ; mais à Châoua,
la piété des habitants est ralentie car il n'y a que peu
de voix qui se répondent du haut des coupoles.
Un jour j'eus la curiosité d'escalader un tronc de
palmier qui, posé en travers de la cour intérieure de
notre maison, permettait d'atteindre les parties su-
périeures. Des encoches pour les pieds indiquaient
bien que c'était une espèce d'échelle qui avait été
posée. Arrivé au sommet, un dernier pan de mur me
séparait des terrasses. Je l'eus bientôt franchi et je
me promenai inconsciemment sur cette voie aérienne
qui serpentant en tous sens me permit de faire le
92 EN TRIPOLITAIXE
devant eux. L'une d'elles surtout, plus grande, plus
agile que les autres, se faisait remarquer par la
légèreté de ses bonds gracieux. Leste et vive elle
filait avec la rapidité de l'éclair. Un coup de feu re-
tentit. C'était le prince qui avait tiré. La gazelle bles-
sée à la jambe tomba, mais par un effort violent elle
se releva et disparut aux yeux des chasseurs. Ils
restèrent longtemps encore à chercher les traces des
fugitives, mais ce fut en vain...»
Mustapha en était là de son récit, quand des res-
pirations bruyantes attirèrent son attention.
Une partie des auditeurs, ne comprenant rien au
conte narré en français, s'étaient endormis. Moi-
même fatigué c'est comme dans un rêve que j'enten-
dis la fin de l'histoire.
« Les chasseurs rentrèrent chez eux. Mais le fils du
roi ne put dormir, il était hanté par la vue de cette
frêle gazelle, si gracieuse, qu'il avait blessée. Il en
avait un remords incompréhensible pour un chas-
seur tel que lui. Il pensait qu'elle devait cruellement
souffrir et gisait peut-être haletante, mourante dans
le bled.
« Le lendemain, sombre et préoccupé, il dit à ses
parents qu'il partait à la chasse, mais son père vou-
lut l'accompagner. Il refusa avec une telle insis-
tance qu'on le laissa aller seul.
« Toute la journée il courut à travers les tamarins
et les arbustes de la plaine, mais il ne vit rien.
« Le soir, rentré chez lui, il ne descendit point à
table. Ses parents étaient inquiets d'un tel change-
ment dans le caractère de leur fils, mais ils ne sa-
vaient que penser.
« Les jours suivants, sans rien dire, le prince
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 9:5
sortit et parcourut encore toute la région sans rien
trouver; il ne rencontrait plus de gazelles, il sem-
blait qu'elles avaient fui le pays.
« Le jeune homme dépérissait tous les jours. Il
était devenu maigre. Ses yeux étaient hagards. Sou-
vent dans ses rêves on l'entendait parler de gazelles.
Ses parents affolés en voyant l'état de leurfils unique,
héritier du trône, firent venir les magiciens et les
guérisseurs les plus renommés du royaume. Mais
la science était impuissante à guérir ce mal intérieur
qui le rongeait lentement. On pensa alors qu'il était
victime d'un maléfice, et ses parents tombèrent dans
le plus profond désespoir.
« Un jour, le prince héritier étendu morne et soli-
taire dans la plaine, laissait errer au hasard ses
yeux sans éclat, ne cherchant même plus à retrou-
ver cette pauvre gazelle, qui hantait son esprit à
chaque instant depuis le jour où il l'avait aperçue
pour la première fois avec son père.
« Soudain, d'un bond il fut sur pied. La gazelle
était en face de lui. Confiante elle le regardait de ses
grands yeux doux. Mais effarouchée elle se sauva.
Le prince affolé se mit à sa poursuite, elle allait lui
échapper. Ne sachant plus que faire pour la retenir
il tira, la gazelle tomba. 11 se précipita. La pauvre
bête haletante le regardait tristement; il s'agenouilla,
pansa la blessure légère. Longtemps il caressa la
petite bête.
« Le soir, bien tard, par une porte dérobée il rentra
au château, portant sa victime. Il l'installa dans son
appartement, sur des coussins moelleux et lui donna
à boire du lait.
« Le roi et la reine inquiets de leur fils montèrent
«)0 EN TRIPOLITAINE
tour du village. Mes yeux plongent dans les cours
intérieures des maisons où les femmes, leurs mantes
rabattues, travaillent aux soins du ménage. Tout à
coup Tune d'elles, levant les yeux, m'aperçut. Elle se
sauva en poussant des cris. Au bout d'un instant,
je vois plusieurs Arabes qui faisaient des signes vio-
lents en me regardant. Je n'y pris pas garde pour
le moment et je redescendis tranquillement par où
j'étais monté. Je fus fort étonné de tomber au milieu
d'une foule d'Arabes braillards qui parlementaient
avec Mustapha. Je m'enquis de la cause du tumulte.
Dans mon ignorance je venais tout simplement de
faire une chose qui était absolument défendue. Les
hommes ne devaient pas monter sur les terrasses
sous peine de châtiment sévère, car de là haut on
peut voir l'intérieur des maisons et les femmes dé-
couvertes.
Mustapha n'eut pas de peine à démontrer que
c'était par ignorance des coutumes du pays que
j'étais monté sur les terrasses et mes chatouilleux
amis se déclarèrent satisfaits après que je leur eus
promis de n'y pas retourner à l'avenir. J'eus un
moment d'émotion car, avec ces âmes fanatiques, on
ne sait jamais ce qui peut arriver et j'étais en cette
occasion dans mon tort pour avoir enfreint une ha-
bitude sacrée. Je fus du reste très surpris de voir
avec quelle rapidité les Berbères se rendirent à mes
raisons; ils s'inclinent toujours lorsque la raison
présentée est juste.
Nous passions nos soirées autour de la théière,
accroupis sur les couvertures. Les habitants du vil-
lage venaient me rendre visite et nous formions une
petite société d'une dizaine de personnes. Ils me
LES OASIS DE SIXAOUM ET DE CHAOLA 91
racontaient les histoires du pays que Mustapha me
traduisait à mesure.
La passion avec laquelle les Orientaux content est
merveilleuse. C'est dans leurs récits une succession
d'images colorées et symboliques qui donnent un
relief original à l'événement le plus simple. Un soir,
tandis que silencieux nous écoutions la théière chan-
ter sur les braises, Mustapha, sentant que la mélan-
colie me gagnait, me demanda la permission de me
narrer un conte très intéressant qui ferait passer le
temps. J'acceptai avec plaisir cette distraction qui,
j'espérais, chasserait mon ennui. Il s'accroupit com-
modément les jambes repliées sous lui, assis sur ses
pieds, et commença l'histoire d'une gazelle, fille de
roi. Je laisse la parole à Mustapha :
« Il était une fois en Orient un riche royaume. Les
époux royaux avaient une fille ; le roi était dur et vio-
lent; sa fille malheureuse. Aussi Allah, un jour que
la jeune fille se promenait dans une forêt avec son
père, la changea en gazelle. Celle-ci en quelques
bonds fut hors de la portée de son bourreau. Le roi et
la reine furent tués dans une révolution. Mais la
jeune fille était sauvée. Elle rencontia d'autres ga-
zelles et se joignit à elles ; gracieuses et légères
elles gambadèrent joyeuses dans le bled immense.
« Un autre roi et une autre reine avaient un fils qui,
malgré tous les efforts de ses parents, était triste et
mélancolique. Mais un jour, comme par une inspira-
tion subite, il voulut aller à la chasse. Son père heu-
reux de voir qu'il reprenait goût aux plaisirs aban-
donnés, depuis longtemps, l'accompagna. Ils se
promenèrent longtemps sans rien apercevoir lorsque
tout à coup une troupe de gazelles passa rapide
94 EN TRIPOLITAINE
chez lui. Mais celui-ci, enfermé dans sa chambre,
leur répondit qu'il ne descendrait pas pour le dîner..
Les parents ne savaient plus que penser de leur
fils. Les jours suivants ils furent stupéfaits de le
rencontrer avec une ligure gaie et joyeuse qui se
promenait dans le parc. Le roi lui demanda ce qu'il
faisait toute la journée dans sa chambre? Mais la
figure du prince s'assombrit. Le roi n'insista pas
car le magicien avait dit de ne pas le contrarier.
« Le prince passait les journées en compagnie de
la gazelle à s'amuser innocemment. Les blessures
de celle-ci étaient maintenant guéries.
« Mais une obsession envahit le fils du roi. La voix
manquait à la gazelle. Il pensait que s'il avait pu
s'entretenir avec elle, cela aurait été bien agréable.
Il avait pris l'habitude de lui causer comme à une
personne et la gazelle lui répondait par de petits
grognements plaintifs. Ils se comprenaient un peu,
mais la conversation était laborieuse.
« Accroupie sur les tapis d'Orient, au milieu des
coussins luxueux, la gazelle, ses grêles jambes re-
pliées sous elle, passait des journées entières avec
le fils du roi qui lui racontait comment il était déses-
péré avant de l'avoir retrouvée. La gazelle lui fit
comprendre peu à peu qu'elle était la fille d'un roi ; le
prince émettait des suppositions et la gazelle répon-
dait par des grognements qui signifiaient qu'elle
avait compris. Le prince put ainsi reconstituer toute
l'histoire de la gazelle. Il descendit alors auprès de
ses parents et leur dit qu'il avait une gazelle. Il
demanda à son père s'il connaissait un secret qui
permît de donner la voix humaine aux bêtes. La
question paraissait si insolite que le roi n'y prit pas
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 96
garde, mais le jeune prince insista tellement que le
père promit de voir un magicien.
« La réponse du magicien jeta le pauvre prince
dans une affreuse angoisse. Le moyen donné était
d'une cruauté raffinée. 11 fallait plonger un fer rougi
dans la gorge du faible animal ; si on ne le faisait
pas, il ne recouvrerait jamais la voix.
« Le fils du roi était anéanti par cette révélation, il
désirait ardemment voir la parole rendue à son
amie ; mais n'avait pas le courage de la faire souffrir.
Déjà plusieurs fois il avait fait rougir le fer, mais
en s'approchant de la gazelle et en voyant ses grands
yeux pleins d'interrogation, il avait jeté avec épou-
vante son instrument de torture.
« Pour que le remède fût efficace, la gazelle devait
ignorer le but de l'acte cruel.
« Un jour enfin, las des incertitudes au milieu des-
quelles il vivait, il résolut d'en finir. Sa décision
était maintenant irrévocable. Il était arrivé à une
telle tension de tout son être qu'il ne restait plus que
deux solutions : Ou la gazelle parlerait ou lui mour-
rait. Après avoir soigneusement chauffé à rouge sa
barre de fer il s'approcha, pâle, hagard, comme un
automate poussé par une force inconnue ; arrivé près
du faible animal il le saisit d'une main tandis que
de l'autre il lui enfonçait dans la gorge la barre de
fer. Un double cri partit, cri d'angoisse, cri d'épou-
vante. Le prince tomba à la renverse sans connais-
sance sur les épais tapis qui amortirent sa chute.
« Combien de temps dura son évanouissement? nul
ne saurait le dire. Mais lorsque le prince rouvrit les
yeux il vit, agenouillée à ses côtés, une belle jeune
fille dont les yeux noirs de jais le regardaient en
96 EN TRIPOLITAINE
souriant. Sa voix douce et chantante le ramena à lui
et lui fit comprendre qu'il ne rêvait pas. Il jeta un
dernier regard d'épouvante autour de lui, cherchant
des yeux la gazelle qui hantait encore comme un cau-
chemar son esprit. Mais elle n'était plus là ; le miracle
était accompli. Même, double miracle, puisque la
gazelle avait recouvré sa forme d'autrefois et la voix
humaine. Le prince se leva alors et heureux il con-
duisit à ses parents la jeune fille qui fut reçue avec
bonheur, car ils comprirent tout à coup que leur fils
était sauvé. Ils se firent raconter avec détails celte
histoire et il se trouva que le père de la princesse
avait été autrefois l'ami du roi mais qu'à la suite des
événements survenus il n'avait plus entendu parler
de cette famille.
« Quelque temps après tous les dignitaires du
royaume étaient conviés à de grandes fêtes chez le
souverain, pour célébrer le mariage du prince héri-
tier avec la princesse qu'il avait sauvée du maléfice. »
Ainsi finit le conte de Mustapha.
Mais pour vraiment jouir de cette narration, c'est
le conteur lui-même, dans cette masure au fond du
désert qu'il faut entendre, entouré de ses auditeurs,
des Berbères au profil aigu, accroupis autour du
narrateur et faiblement éclairés par les lueurs vacil-
lantes du feu.
Narrer, pour l'Oriental, est une passion qu'il a
gardée de ses ancêtres. Il vit véritablement la scène
qu'il décrit, il en ressent toutes les émotions, toutes
les tristesses, toutes les joies.
En outre, l'histoire est souvent inventée au fur et
à mesure de la narration sans plan préliminaire.
Mustapha m'a assuré qu'il ne connaissait pas le
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 97
conte de la gazelle avant de l'avoir commencé. Je le
crois.
A Ghâoua j'avais fait connaissance d'un ancien
esclave ayant appartenu anciennement au maître de
notre maison.
C'était un jeune nègre que nous appelions le
négro. Grand, véritable colosse, aux formes harmo-
nieuses, il appartenait à la plus pure race du Haut
Niger. Ses parents avaient été amenés jadis du Sou-
dan. C'est avec plaisir que, me promenant à cheval
dans les environs de l'oasis, je le voyais s'approcher
de moi avec sa large face épanouie de chien fidèle ;
il me, demandait de mes nouvelles et d'où je venais ;
connaissant le Soudan, je lui racontai les histoires
de son pays qu'il n'avait jamais vu et nous nous
liâmes peu à peu d'une véritable amitié.
Peut-être était-ce cruel d'évoquer les paysages en-
chanteurs, fertiles, peuplés, du Sud à ce pauvre exilé
perdu dans cette région aride, mais je trouvais du
plaisir à parler d'un pays que je connaissais. Il me
raconta sa vie. Jeune il était esclave d'un riche Arabe,
bien traité, il était comme son fils, faisait partie
de la famille, travaillait au jardin, lorsque cela
était nécessaire. L'Édit de la Porte qui libérait les
esclaves fut un jour promulgué. Les autorités de
Sinâoum vinrent vers chaque chef de tribu pour lire
l'Edit dans lequel on signifiait aux esclaves qu'ils
étaient libres. Le négro insouciant et naïf fut joyeux à
l'idée de cette liberté qu'il ne connaissait pas. Il quitta
du reste à regret son ancien maître pour se rendre
à Tripoli, la grande ville qui brillait comme un mirage
dans sa tête innocente. Arrivé là, seul, ne connaissant
personne, il eutfaim, demanda à manger, mais comme
7
93 EiN TRIPOLITAINK
il n'avait pas d'argent il fut durement repoussé.
Errant de rues en rues, au hasard, cherchant à
voler quelque nourriture dans les boutiques pour se
soutenir, il était désespéré lorsqu'un négociant qui
s'occupait de la pêche des éponges, le rencontra et
l'engagea pour la préparation. Ce fut une épreuve
terrible pour cet homme qui, habitué à la vie libre
du désert, dut chaque jour travailler régulièrement
pour gagner son pain, juste de quoi se nourrir.
Mais il n'était pas esclave, il était libre !
Au bout de quelque temps, il n'y tint plus. Sai-
sissant la première occasion pour se sauver il se joi-
gnit à une caravane, et regagna Châoua. Il revint
chez son ancien maître pour le supplier de le
reprendre. Depuis lors le négro heureux a repris
la chaîne qu'il avait rompue. Lorsque je lui pro-
posai de quitter son maître pour me suivre il refusa
carrément, ne voulant pas tomber sous l'esclavage
des Européens qui obligent à travailler toute la
journée pour gagner juste de quoi se nourrir.
On a beaucoup exagéré les maux des esclaves
d'Orient et d'Afrique. Les captifs, au dire de nom-
breux voyageurs sincères, sont presque toujours
traités avec humanité, ils sont heureux, sans souci,
et font partie de la famille de leur maître. L'escla-
vage, considéré sous la forme de recueillir des mal-
heureux abandonnés, de leur assurer la subsistance
contre un travail régulier, est une manière de soula-
ger la misère. S'il y a eu des atrocités, elles ont été
souvent commises par les Européens civilisés ou
par les employés des grandes compagnies (1).
(1) A l'appui de ce que j'avance, je puis citer un passage qui
m'a frappé dans V Afrique noire du capitaine Meynier (Ernest
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 99
L'exemple du négro de Châoua, revenant auprès
de ses anciens maîtres après avoir été libéré n'est
pas unique! J'ai constaté au Soudan des centaines
de cas pareils (1). Il ne faut pas oublier avant de se
laisser apitoyer sur des misères fantaisistes qui ne
sont atroces que dans notre imagination que c'est
chez nous, en Europe, que se trouvent des milliers
d'esclaves du capitalisme.
D'un côté, regardez cet ouvrier de nos usines qui
fatigué, s'en va chaque jour à son travail pénible,
malsain, au fond d'une usine où il végète misérable-
ment pour gagner à peine sa subsistance et celle de
sa famille. En face de ce sombre tableau, imaginez
Flammarion, Paris, 1911, pages 161-162). « Mais chez eux (les Ara-
bes) la situation sociale de ces misérables noirs (les esclaves)
n'est pas aussi déplorable qu'on le peut imaginer. Que l'on con-
sidère les Harratin qui cultivent au profit des Arabes les oasis
sahariennes ou les serviteurs noirs dont ils sont fort amateurs
dans leurs installations du Maroc et de Tripoli ou bien môme
ces captifs qui suivent les Arabes dans leurs continuels dépla-
cements dans le désert, on s'aperçoit qu'il leur est fait dans le
ksour, dans la famille ou dans le campement une situation
sinon heureuse, du moins nullement odieuse. Là aussi les croise-
ments sont fréquents, donnant des produits supérieurs sous
certains rapports aux deux races originaires. Par ailleurs il suf-
fit souvent à ces noirs de se convertir à l'Islam pour être débar-
rassés de tout lien et devenir Jes égaux de leurs anciens maîtres.
Au total nous reconnaissons que l'esclavage tel qu'il est pratiqué
en Afrique par les noirs, les Berbères et les Arabes, tout en res-
tant contraire aux principes d'une morale élevée adaptée à
notre état de civilisation, n'est pas si odieux qu'on peut a priori
l'imaginer. Bien plus même que tout autre facteur il a contribué
à d'heureux mélanges de sang, apportant à la race noire quel-
ques-unes des qualités d'intelligence et de caractère qui lui fai-
saient surtout défaut. »
(1) Voir aussi : Le Hérissé, Voyage au Dahomey, Paris, 1903,
p. 206.
100 EN TRIPOL1TAINE
dans cette oasis verdoyante un homme fort, heureux,
jouissant pleinement de la vigoureuse santé que
donne la vie journalière au grand air; c'est un cap-
tif. Rentré dans la case il vit avec ses maîtres, traité
avec bonté, comme un membre de la famille. Où est
l'esclave à plaindre ? La réponse n'est point douteuse,
d'une part misère, travail acharné, soucis de chaque
jour, mais liberté illusoire, d'autre part vie normale,
libre, heureuse, mais esclavage !
Le tableau peut paraître exagéré mais il repré-
sente bien ce que j'ai vu en vivant chez les indigènes,
noirs ou arabes. Du reste beaucoup de voyageurs
dont les opinions n'étaient pas imposées par une
obligation professionnelle ont émis des réflexions
analogues.
Un matin, je montai avec le brigadier sur l'El-
Gara qui domine de deux cents mètres les oasis de
Châoua. Cette montagne est coupée en deux par une
vallée ; sur les deux bords qui se font face des pyra-
mides en pierres ont été construites. De là-haut la
vue s'étend vers le nord et tout en cherchant des
yeux notre caravane que j'attendais depuis plusieurs
jours j'écoutais le brigadier qui me racontait les in-
cidents dont l'El-Gara avait été le théâtre. Il y avait
déjà longtemps, le gouvernement tunisien avait
cherché à repousser la frontière vers l'Est pour
s'emparer des belles oasis de Sinâoum et de Châoua.
Un jour, une troupe de goumiers, profitant d'une nuit
obscure, s'était avancée jusque sur FEl-Gara plan-
tant le drapeau du croissant rouge. Mais les habi-
tants de Sinâoum et de Châoua, ne le virent pas de
bon œil et mirent en fuite, après une lutte acharnée,
les hardis envahisseurs. C'est à Tendroit où avait été
Du haut de l'El-Gara
la vue s'étend sur le village et la plaine de Châoua.
Les palmeraies de Châoua sont situées
au pied de l'El-Gara.
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 101
planté le drapeau tunisien que les Berbères des oasis
tripolitaines avaient dressé les pyramides pour rap-
peler la victoire qu'ils avaient remportée sur les
goumiers envoyés par les chrétiens. Le brigadier,
très fier de cet exploit qu'un de ses ancêtres avait
conduit, était convaincu que c'était grâce à la bra-
voure de sa famille que Sinâoum avait été gardée
intègre à l'Islam.
L'El-Gara est un belvédère de toute beauté. Du
haut de cette plate-forme la vue s'étend sur l'oasis
avec ses maisons carrées, entourée de palmiers et
plus loin, sur la plaine dont les efflorescences salines
brillent sous le feu du soleil d'un blanc éclatant.
Tout en écoutant les histoires guerrières du bri-
gadier, je fouillais l'horizon de ma jumelle; mais
notre caravane n'arrivait pas encore; aussi nous re-
descendîmes les gradins de la Gara qui, semblables
à de grands escaliers, rendent le passage facile.
En bas nous passons près des fours à plâtre si
répandus dans la région. Le gypse couvre d'im-
menses espaces dans le pays. Il est très employé par
les indigènes comme mortier pour leurs construc-
tions. Les fours dans lesquels ils préparent le plâ-
tre sont originaux. Ce sont de grands trous circu-
laires au fond desquels se trouve le foyer.
Le gypse est au préalable mélangé à des excréments
de chameaux, ce qui facilite le chauffage et la forma-
tion du plâtre. Ce sont des gamins qui sont occupés
à cette besogne. Les indigènes ne se donnent guère
la peine de préparer le plâtre à l'avance, mais lors-
qu'une maison ou un pan de mur s'écroule, ils fa-
briquent au fur et à mesure le mortier qui leur est
nécessaire.
102 EN TRIPOLITAINE
J'étais à peine rentré dans la masure qui nous
servait de logement qu'un soldat vint m'appeler,
m'annonçant qu'un voyageur m'attend au dehors.
Fort étonné qu'on me fit demander, dans ce village
perdu, je sortis intrigué. C'était mon ami le docteur
Orhane que j'avais laissé à Sinâoum, blessé après
sa chute de chameau; je m'approchai, vivement heu-
reux de trouver dans cette solitude un ami. Il était
assis dignement sur deux énormes caisses recou-
vertes de tapisserie, les poings sur les genoux, il
m'attendait immobile, me regardant venir. Le fez
militaire recouvert d'un grand voile blanc, le veston
impeccablement boutonné malgré la chaleur suffo-
cante du milieu du jour, il s'écria à ma vue et avec
le plus grand sérieux : Bonjour Livingstone ! Gomme
je restais abasourdi, ne sachant que penser de cette
réception à laquelle je m'attendais si peu il me salua
et me serra cordialement la main. Enthousiasmé de
cette rencontre inattendue au milieu de ce désert,
il l'avait dans son imagination vive, comparée à la
rencontre de Stanley et de Livingstone dans le vil-
lage perdu de d'Oudjidji.
J'invitai le major à venir partager mon repas, il
refusa, car il ne mangeait que le soir. Néanmoins,
il me suivit dans la case, s'assit à l'autre bout de la
chambre, résolu à vivre selon ses principes d'explo-
rateur expérimenté. Mais la faim étant plus forte
que les principes ; j'eus le bonheur de le voir s'ap-
procher et partager mon repas. Je n'avais malheu-
reusementpas de fourchette pour lui, aussi il plongea
ses doigts dans la sauce : A la guerre, comme à la
guerre !
Tout en mangeant il me raconta sa vie, qui est
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 103
celle de beaucoup d'officiers turcs éloignés de la
métropole. Il habitait Constantinople lorsqu'un
jour il reçut l'ordre de partir sur-le-champ pour
Tripoli où il était nommé médecin major. Il avait
dû tout abandonner, sa famille et ses amis. Depuis
douze ans il était en Tripolitaine sans espoir de
retour. N'ayant aucune distraction à Tripoli il s'était
mis à étudier avec passion les ouvrages de Stanley et
de Livingstone, enthousiasmé peu à peu par ces
lectures qui lui montraient que, même dans les pays
les plus éloignés, un esprit actif et intelligent trouve
de l'intérêt. Il apprenait à connaître les Arabes, à
s'intéresser à leurs coutumes, cela passait le temps.
11 se prit à aimer voyager. Dans ces solitudes, il
lui semblait devenir un explorateur aussi grand que
les plus illustres. C'est pour cela que notre ren-
contre l'avait autant rempli de joie, car il y voyait
une analogie avec le voyage de Stanley.
Envoyé à Ghadamès pour la visite sanitaire des
recrues il comptait y rester plusieurs mois, occupé
à étudier la ville qu'on lui avait dépeinte comme
étant le lieu de rencontre des peuplades les plus di-
verses du Soudan. Il voyait en imagination les
danses dans les cafés maures, loin du monde, et il
comptait bien rapporter une utile moisson d'obser-
vations. »
Mais la journée avançait. Prêt à partir, son cha-
meau l'attendait muni de deux énormes caisses re-
couvertes de tapisserie sur lesquelles d'épaisses
couvertures formaient une plate-forme assez con-
fortable. Nous nous quittâmes en nous promettant
de nous revoira Ghadamès quelques jours plus tard.
Je le vis s'éloigner seul avec son chamelier dans la
104 EN TRIPOLITAINE
plaine. Il ne fut bientôt plus qu'un point impercep-
tible à l'horizon, et j'admirai le courage de cet
homme qui sans escorte allait faire cent cinquante
kilomètres dans un pays où il ne rencontrerait
aucune habitation. Il passerait les nuits sans abri,
couché sur ses deux caisses qui mises bout à bout
lui serviraient de lit.
Le lendemain, je me promenais sur les dunes qui
devant Ghâoua forment une vague mouvante lors-
qu'un attroupement au haut de Tune d'elles attira
mon attention. Je m'approchai et on m'indiqua à
l'horizon une ombre qui semblait se déplacer lente-
ment. C'était notre caravane venant de Bir Zar,
mais il lui fallut encore deux heures pour atteindre
l'oasis.
Toute notre troupe se trouvait maintenant réunie,
mais le charme de l'intimité qui s'était peu à peu
établi entre les indigènes et moi était rompu. Une
caravane nombreuse comme était la nôtre parcou-
rant le pays sous l'escorte de soldats produit sur
les habitants autochtones une impression pleine de
soupçons. Les indigènes se renferment en eux-mêmes
et on ne peut plus en tirer grand'chose. En outre
nos domestiques berbères complotent avec les indi-
gènes dans le but d'augmenter le prix des denrées
et d'en tirer des bénéfices. Il y a toujours dans un
déplacement important d'hommes et de bêtes des
intrigues ; les discussions surgissent et à chaque
instant l'esprit est absorbé par tous ces détails.
Nos zaptiés aussi n'étaient pas étrangers à ces
futiles et enfantines discussions ; se jalousant les
uns les autres ils formaient deux clans opposés.
Pendant que j'étais à Châoua, Mustapha s'était fait
LES OASIS DE SINAOUM ET DE CHAOUA 100
passer pour officier auprès des autorités berbères
du pays. Lorsque notre vrai chaouch officiel arriva
avec la caravane, il ne fut pas peu stupéfait de voir
que tout le village appelait son subordonné Musta-
pha chaouch. Mais il n'osait rien dire, car il avait une
peur terrible de son ami ; il craignait toujours que
Mustapha, malin, sournois et opportuniste le dé-
nonçât auprès de ses chefs pour une peccadille quel-
conque, et s'empara par un coup de main habile de ses
galons. Mustapha sentait toute la terreur qu'il inspi-
rait à son chef et en profitait de la plus indigne façon
pour martyriser ce brave homme qui venait en ca-
chette me conter ses infortunes. En face de ce petit
groupe de Sadok et de Mustapha, liés cependant par
leur commune origine turque, se trouvaient nos
trois zaptiés berbères qui formaient un clan opposé.
Soldats intraitables au caractère indépendant, ils
étaient toujours en discussion. On comprend qu'avec
une pareille mentalité les incidents étaient fré-
quents. Ils surgissaient à l'improviste, mais s'éva-
nouissaient presque aussitôt. Tous ces zaptiés
étaient de braves gens à l'esprit simple qui m'étaient
entièrement dévoués ; c'étaient de grands enfants
dont les disputes étaient aussi innocentes qu'éphé-
mères.
CHAPITRE V
DANS LA HAMADA
Départ de Châoua. — Le marquis de Mores. — La rencontre du major.
— Désert pierreux. — Les sangsues. — Monotonie. — Caravane
dans la Hamâda. — Passage difficile. — Les portes de sable. —
Marche pénible. — Le Selka de Mzézem. — Le mirage. — La palme-
raie de Mzézem. — Terreur du chaouch. — Émanations empoison-
nées. — Cadavres. — La source. — Le bordg sépulcral. — La garni-
son anéantie. —Le sel. — L'eau. — Le lac. — Au nord de la Sebkha.
— Pas d'ombre. — Départ de Mzézem. — Traversée de la Sebkha.
— De nouveau dans le désert pierreux. — Le cyclone. — Le cour-
rier. — En vue de Ghadamès.
Le 4 mai au matin notre caravane est prête à
s'enfoncer dans le sud . Nos gens, nos chameaux, nos
bagages sont rassemblés devant le village. Je fais
mes adieux aux habitants qui viennent les uns après
les autres me serrer la main. Le brigadier veut abso-
lument me fournir encore deux zaptiés pour la route,
par mesure de prudence; mais je refuse, le pays
étant très sûr, ils seraient plutôt encombrants
qu'utiles.
A huit heures nous quittons Châoua et prenons
la direction du sud-ouest que nous suivrons cons-
tamment jusqu'à Ghadamès. La piste d'une dizaine
de mètres de largeur indique une route très suivie
DANS LA HAMADA 107
par les caravanes. Nous nous élevons sur les bords
de la Sebkha de Châoua et atteignons bientôt une
sorte de col évasé séparant deux garas tabulaires.
De l'autre côté une plaine monotone s'étend à perte
de vue. Nous devons la traverser. Au milieu, la
piste dessine une ligne blanche ressortant nette-
ment sur le fond gris.
Mon attention est bientôt attirée par des tas
noirs, assez nombreux, dans la plaine. Ce sont
d'anciens fours à plâtre. 11 est extrêmement cu-
rieux que les indigènes soient venus si loin fabri-
quer leur mortier, puisqu'autour des oasis mêmes
il existe un gypse excellent. On trouve de ces cons-
tructions jusqu'à quinze kilomètres au moins de
Châoua.
Quelques kilomètres après Châoua des traces
s'éloignent de notre piste vers l'est. Cette route
conduit à Mchiguig et Tiaret, deux petites oasis
qui se trouvent sur notre droite. La frontière turco-
tunisienne passe entre les deux palmeraies. C'est
dans cette région que le marquis de Mores a été
assassiné.
Les officiers français ont établi dernièrement un
petit monument funéraire sur l'emplacement du
meurtre. D'après les renseignements qui m'ont été
donnés sur place il n'y a nullement un crime poli-
tique comme on l'a à tort insinué. A l'époque du
crime la frontière n'était pas délimitée et la police
de la région contestée était très difficile à faire.
Le marquis de Mores qui venait de Tunisie avait
dû abandonner son escorte et il continuait sa route
seul avec des chameliers en lesquels il ne pouvait
avoir confiance. Les chameaux étaient chargés d'ob-
108 EN TRIPOLITAINE
jets précieux et de sacs pleins d'écus. Il est évident
qu'avec de telles richesses, traverser, sans gardes,
un pays, où la famine régnait, était une réelle im-
prudence.
Le pays était visité alors par des bandes de pi-
rates qu'à cette époque ni les Turcs ni les Français
ne pouvaient saisir.
Sur notre piste, bien loin, il me sembla aperce-
voir quelque chose de sombre se mouvant lentement.
Mais il nous fallut plusieurs heures avant de pouvoir
distinguer sur un chameau un homme agiter un imT
mense étendard blanc. Je lançai mon cheval au galop
et m'avançai au-devant de la caravane qui arrivait à
notre rencontre. Quelle ne fut pas ma stupéfaction
en reconnaissant le docteur Orhane revenant déjà
de son voyage à Ghadamès. Je m'informai de ce qui
lui était arrivé car il devait rester plusieurs semaines
dans cette ville. Le major me décrivit Ghadamès
comme un véritable labyrinthe. En outre il m'avertit
que j'allais voir dans quelques jours un spectacle
inoubliable sous forme d'un grand lac salé avec des
mirages curieux.
Je ne m'expliquai ce retour si précipité que par la
désillusion que le major avait eue en arrivante Gha-
damès. Il n'avait examiné que deux ou trois recrues,
car le grand nombre était introuvable. Sur l'assurance
du gouverneur qu'elles avaient bien toutes les quatre
membres et une tête il les avait incorporées en bloc
et de confiance, car il ne voulait pas rester plus long-
temps dans cette ville perdue. Je ne doutais pas
que le major était parti de Tripoli avec de grandes
illusions sur la célèbre oasis, carrefour des peuples
du désert. La réalité avait dû être bien au-dessous
DANS LA HAMADA 109
de ce qu'il avait imaginé, aussi s'était-il empressé de
partir dès qu'il avait pu. Une escorte plus nom-
breuse l'accompagnait, lime montra d'un geste pro-
tecteur une demi-douzaine d'Arabes dépenaillés en
les appelant « ses amis ». Le major était aussi ac-
compagné d'un soldat que le gouverneur de Ghada-
mès lui avait donné par mesure de prudence.
La caravane m'avait rejoint et nos chameaux se
rencontrant avec ceux du major, mirent le désordre
dans nos deux groupes. 11 y eut un moment de pa-
nique, de cris, de coups, mais nous finîmes par réus-
sir à nous séparer. Je serrai une dernière fois la
main du major et nous partîmes chacun dans des
directions opposées, peut-être pour ne plus jamais
nous revoir.
Le pays que nous traversions était formé par de
grands plateaux calcaires et gréseux presque hori-
zontaux. C'est le véritable désert pierreux dans toute
l'horreur que ce mot évoque, des pierres à perte de
vue sans une touffe d'herbe qui vienne donner une
note vivante au sinistre paysage. Nous marchâmes
dans ce pays désolé pendant trois jours, n'ayant
trouvé qu'un puits sur notre route, le matin du se-
cond jour, ne contenant qu'une eau saumâtre au
fond d'un trou étroit et profond.
Lorsque les chameaux sont lourdement chargés
ils ne peuvent rester plus de trois journées sans
boire, tandis qu'avec de légers fardeaux ils résistent
à la soif six ou même huit jours. L'eau du puits de
Saymat était pleine de sangsues qui se fixèrent sous
la langue des animaux et sur les gencives. A partir
de cet endroit nos bêtes eurent la bouche pleine de
sang malgré les précautions les plus minutieuses pour
110 EN TRIPOLITAINE
éviter les sangsues en faisant passer l'eau au préa-
lable dans un linge. Mais il était difficile de retenir
les chameaux qui se pressaientautour des puits pour
boire dès que nos domestiques avaient rempli l'auge.
Pour enlever les sangsues de la bouche des chameaux
il faut un coup de main adroit, car on risque d'être
mordu. Tandis qu'un homme tient ouverte la mâ-
choire de la bête, un autre saisit la langue et d'une
main entourée d'un linge il cherche à attraper la
sangsue. Il faut la prendre avec une étoffe rugeuse
qui ne glisse pas sur la peau de l'animal.
Pendant les longues journées, nous poursui-
vons sans arrêt notre marche lente et régulière,
de l'aube au crépuscule. Les plus fortes natures
sont saisies par un sentiment de tristesse indéfinis-
sable. Aucun imprévu ne vient modifier la mono-
tonie de la route. Le paysage uniforme s'étend de
tous côtés pareil à lui-même ; pas de vie, la mort
partout. Le chameau est bien construit pour parcou-
rir ces grands espaces. Il paraît avancer lentement,
mais il suffit de mettre pied à terre un instant pour
se convaincre de la rapidité de leur course qui pro-
vient bien plus de la régularité et de la longueur de
leurs enjambées que de la vitesse de leurs mouve-
ments. Une caravane avance à raison de quatre à
cinq kilomètres par heure, mais lorsqu'à la fin de
l'étape les chameaux sont fatigués, cette vitesse n'est
souvent plus que de trois kilomètres. Elle corres-
pond à l'allure moyenne du cheval entre le trot et le
pas. C'est pour cela qu'il est si fatigant de suivre
une caravane à cheval. Au pas, on est vite dépassé
par les chameaux et il faut constamment faire trotter
sa monture pour les rattraper. Cette alternance de
DANS LA HAMADA 111
pas et de trot est pénible lorsqu'elle se poursuit pen-
dant des journées entières sans interruption.
Le soir, le sol était si aride que nous avions beau-
coup de peine à fixer les tentes. Il était difficile d'en-
foncer les piquets dans la roche vive dépourvue de
terre. Aussi fallait-il attacher les cordes aux cantines
placées en cercle ou réussir à faire tenir les piquets
dans les fentes du calcaire. Par bonheur nous
n'eûmes pas à souffrir du ventpendant cette période.
La journée, nous ne nous arrêtions pas, nous pre-
nions le repas de midi en route sur les chameaux et
sans descendre. Arrêter la caravane est toute une af-
faire, qui prend beaucoup trop de temps, car il faut
mettre les chameaux sur les genoux, et enlever les
charges. Aussi on évite autant que possible cette
complication.
Nos chameliers suivaient à pied. Leurs longs fusils
en bandoulière ils trottaient la journée entière der-
rière les chameaux. Les Berbères sontdes marcheurs
étonnants, ils accomplissent tous les jours quarante
à soixante kilomètres à pied, sans fatigue apparente
et le soir ils déchargent les chameaux et montent les
tentes. Chaussés de leurs espadrilles ils cheminent
régulièrement de leur pas allongé et rapide. Leurs
chaussures légères ne sont qu'enfilées à l'avant du
pied, le talon est libre, j'ai toujours admiré l'adresse
avec laquelle ils réussissent à garder au pied une
chaussure qui n'y tient pas.
La troisième journée après notre départ de Châoua,
le paysage change un peu. Des ravins profonds,
aux parois abruptes et rocailleuses, ont entamé les
bords du plateau. Le terrain se contusionne et nous
cheminons le long de corniches qui surplombent en
112 EN TRIPOLITAINE
plus d'un point des oueds profonds. Ailleurs nous
passons sur des dalles glissantes et inclinées qui
dominent le vide. Nous avançons lentement, pru-
demment dans tout le brouhaha qu'amène le pas-
sage d'une région dangereuse avec des chameaux
lourdement chargés. Mes collègues mettent pied à
terre tandis que les chameliers retiennent leurs bêtes
par la queue, ce qui est, paraît-il, une aide très effi-
cace et qui les empêche de rouler dans l'abîme. J'ai
toujours pensé qu'un homme pendu à la queue d'un
chameau chargé qui représente une masse de cinq
cents kilos est d'un bien faible secours pour le re-
tenir, mais les Arabes prétendent le contraire. Je
suis plus disposé à croire, que si aide il y a, c'est
d'aide morale qu'il s'agit.
Nous contournons une échancrure profonde, pour
atteindre le flanc opposé, une crête arrondie qui
nous masquait l'horizon. Alors devant nous ce fut
un éblouissement qui nous surprit par son éclat
inattendu. Un océan de sable dont les vagues
énormes ondulent à l'infini scintille sous Tardent
soleil. Ce sont les « portes de sable » larges de plu-
sieurs kilomètres.
Gomme des flots qui s'étalent sur la plage, le
sable vient recouvrir d'une fine pellicule le rocher
nu. C'est le point difficile à traverser, cette limite
entre le roc et le sable, car les pieds des animaux
glissent facilement sur la pellicule qui n'adhère pas
au sous-sol. Nous passons sans encombre.
Cette langue de sable est une pointe projetée en
Tripolitaine par le grand Erg, qui couvre un espace
immense à l'ouest de la frontière turco-tunisienne.
La marche sur le sol mouvant est terrible. Les mon-
DANS LA HAMADA 113
ticules, comme les vagues, ont un côté abrupte
presque surplombant qu'il est souvent difficile de
franchir. Nos chameaux chargés enfoncent et parfois
ils glissent sur les pentes rapides entraînés par le
sable croulant sous leurs pas. Je dois même des-
cendre de cheval, la pauvre bête trébuchant à chaque
pas, et enfonçant jusqu'aux genoux. Nous sommes
obligés de faire des détours sans nombre autour des
dunes aux flancs trop abruptes et plusieurs fois,
après des efforts infructueux pour tâcher de les
escalader, nous sommes obligés de chercher un autre
passage. Ailleurs ce sont de véritables gouffres que
des cyclones ont creusés dans le sable. Nous passons
sur les côtés de ces excavations et sommes entraînés,
malgré nos efforts, vers le fond.
Le sable envahit tout, il pénètre partout.
C'est ainsi que nos cheveux en sont pleins, nos
dents craquent sur les petits cristaux de quartz.
On en trouve dans nos poches, dans nos chemises,
jusque dans nos montres et nos porte-monnaie.
Sur une dune plus haute que les autres, je me
retourne, le spectacle est curieux. Les chameaux, en
file indienne, apparaissent et disparaissent, cachés
derrière les crêtes invisibles, parce qu'elles sont ar-
rondies et que rien de saillant ne les sépare des
autres plans. La région sableuse est ici heureusement
étroite, mais si l'on songe aux espaces immenses
recouverts dans le sud de la Tunisie par ces sables,
on conçoit facilement que des caravanes entières
disparaissent sans laisser la moindre trace.
Lorsque le vent se déchaîne sur ces régions, c'est
la tempête de sable, la plus terrible de toutes. Les
puits ne peuvent exister dans ces sables mouvants
8
114 EN TRIPOLITAINE
et toute l'habileté des Arabes est nécessaire pour
se diriger dans ce dédale de vallonnements tous
identiques les uns aux autres. En fermant les yeux
et en les rouvrant, il est impossible de voir par où
l'on a passé, le regard ne rencontre aucun repère
qui fixe l'attention.
Après de grands efforts nous retrouvons enfin le
sol pierreux et nous cheminons à nouveau dans
la hamâda qui paraît bien douce après les sables.
Cela divertit de constater que maintenant le désert
pierreux nous fait une impression moins mauvaise
qu'auparavant. 11 a fallu la comparaison avec l'Erg
pour en arriver à ce résultat. Nous marchons gaie-
ment vers le sud-ouest. Les chameaux eux-mêmes,
heureux dTêtre sortis de ce mauvais pas, allongent
leurs jambes grêles et rapidement nous approchons
des garas qui apparaissent dans le lointain.
Nous pénétrons bientôt dans un oued énorme
s'abaissant vers le sud-ouest. Des roches nous envi-
ronnent et nous dominent. Nous contournons par
la base des montagnes placées en travers de notre
route directe. A droite, à une centaines de mètres,
les bornes neuves de la frontière tunisienne, sem-
blables à de gros piquets blancs s'échelonnent
régulièrement.
Une énorme masse de sable ferme l'horizon. Je
frémis à la pensée qu'il faudra peut-être encore
lutter contre le sol mouvant. Mais par bonheur la
piste fait un détour vers l'est, et nous passons juste
à l'extrémité orientale des dunes qui nous dominent
de tout l'éclat de leur blancheur étincelante.
L'oued que nous suivons se creuse de profonds
canaux où des blocs de rochers de toute dimension
DANS LA HAMADA 115
forment un chaos inextricable. Après avoir con-
tourné un dernier promontoir qui nous cachait en
partie la vue, nos regards plongent au fond d'une
plaine unie, immense, qui s'étend au loin vers l'oc-
cident. C'est la Sebkha de Mzézem. Nous suivons
toujours l'oued qui échancre profondément le bord
du plateau et s'abaisse au niveau de cet ancien lac
situé à une centaine de mètres plus bas.
11 nous faut peu de temps pour y descendre. La
Sebkha de Mzézem couvre une étendue considérable,
car elle s'étend sur une longueur de plus de quarante
kilomètres et vingt de large. Des oueds débouchent
de tous côtés dans le lac. Les plus importants, dans
la partie orientale, sont ceux de Me-Moun, de Ten-
Narout, d'A-Wal et de To-Tat.
Noils cheminons au nord de la Sekbha, le long-
dès dunes de sable qui la limitent de ce côté. Le sol
est formé par du gypse saupoudré de sel. La marche
est pénible sur ce terrain boursouflé par des phé-
nomènes alternants d'hydratation et de dessiccation.
Tandis que nous avançons vers l'ouest, le soleil, de-
vant nous, baisse, à l'horizon. Au loin il nous semble
apercevoir une nappe bleue, lac immense qui vient
mourir devant nous sur la berge salée. Le contraste
du bleu d'azur des flots et des étincellements de la
couche saline est saisissant. La vision se précise
avec une netteté toujours plus réelle et il semble
vraiment que nous courons au-devant d'un rivage,
dont la nostalgie hante toujours les voyageurs qui
parcourent ces « déserts de la soif » comme les
Arabes les ont si justement appelés.
Les animaux, les narines dilatées, tendues en
avant, ont également conscience de l'image qui flotte
116 EN TRIPOLITAINE
devant nos yeux. Leur pas s'allonge; mon cheval
fatigué, qui n'avançait plus qu'à coups d'éperon
réitérés, semble sortir d'un rêve, j'ai peine à le
retenir; les narines au vent, il hume l'air de ses
naseaux.
Il ne nous reste bientôt plus que quelques kilo-
mètres pour atteindre le rivage. Nous apercevons
distinctement une forêt de palmiers dattiers et une
multitude de chameaux qui paissent au milieu d'her-
bages verdoyants. Au fond, l'écarlate sanguin du
soleil colore tout d'une teinte vive.
Le soleil, après un dernier feu lancé sur la terre,
disparaît subitement à nos yeux. Et avec lui s'en va
le mirage qui a soutenu et avivé notre courage pen-
dant de longues heures. Ce n'était qu'illusion, ce
rivage semé d'oasis verdoyantes, tout a disparu en
un instant. Nous n'avons plus devant nous qu'une
plaine de sel, la soif nous torture et ajoute à la
déception une souffrance cruelle. La caravane ralen-
tit sa marche, les chameaux semblent las de ces
derniers efforts stériles. C'est tristement que nous
continuons notre route et rien ne vient plus dis-
traire nos regards si ce n'est à droite une petite
palmeraie que je vois là-bas au pied des dunes à
la limite des sables et du sel. Mais je n'ose croire à
la réalité de cette vision. A chaque instant, j'ai peur
de voir ces quelques dattiers disparaître comme
par enchantement.
Nous approchons cependant. La vision au lieu de
s'effacer se précise. Il n'y a plus de doute mainte-
nant, une vingtaine de palmiers ont crû au bord de
la Sebkha. En quelques minutes j'atteins l'oasis.
Pour y pénétrer, je suis obligé d'escalader des monti-
DANS LA HAMADA 117
cules de sable fixés par une végétation broussailleuse.
J'avance avec précaution, car je me trouve mainte-
nant en dehors de la vue de notre caravane et Fendroit
me paraît tout à coup solitaire et mystérieux. Je me
trouve transporté dans un coin délicieux d'où s'ex-
hale toute une poésie reposante. Le silence est ab-
solu dans cette petite clairière entourée de quelque
dattiers. Au pied des arbres s'ouvrent trois trous
béants remplis d'une eau croupissante qui, partout
ailleurs qu'ici, inspirerait le dégoût.
Mon choix est vite fait, c'est là que nous allons
dresser les tentes. Ce sera un excellent lieu de sé-
jour pour rayonner dans les environs. Du haut d'une
colline sur laquelle je suis monté j'appelle mes
compagnons qui arrivent. Ils me rejoignent au bout
de quelques instants. A mon grand étonnement, les
zaptiés, lorsque je leur indique le lieu de campement
se concertent et font toutes sortes d'objections sur
l'endroit choisi qui est, paraît-il, trop encaissé et où
l'on peut craindre une attaque de nuit par des pi-
rates. Mais comme un monticule de sable nous do-
mine, on peut y placer le soldat de garde. Je décide
de ne pas trop écouter mes trop prudents gardiens.
Je n'appris que plus tard la cause réelle des objec-
tions qu'ils me présentaient.
Mzézem est la seule palmeraie située sur la piste
directe qui unit Châoua à Ghadamès ; cent kilo-
mètres la sépare de Châoua, quarante de Ghadamès.
Toutes les caravanes passent par cette oasis dans
laquelle nous venions d'installer notre campement.
Un bordg est situé à la lisière des arbres, du côté
de la Sebkha. Le bâtiment est en ruine, mais on y
voit encore les tourelles et des meurtrières qui indi-
118 EN TRIPOLITAÏXE
quent qu'il s'agit d'une ancienne forteresse aban-
donnée.
Le soir de notre arrivée le chaouch Sadok vint
me trouver sous ma tente. Tout frissonnant de ter-
reur, il me raconta une histoire terrible qui m'é-
claira sur la mauvaise volonté qu'avaient montrée
les zaptiés à vouloir camper dans cet endroit. Il
paraît que tous les voyageurs qui avaient campé où
nous étions étaient morts on ne savait comment. Les
soldats de la garnison du bordg s'étaient endormis
les uns après les autres comme si un esprit malin
s'était plu à exterminer toute vie dans ce lieu mau-
dit. Je plaisantai vivement Sadok sur ses terreurs et
je traitais d'histoires chimériques ce qu'il me racon-
tait.
Le brave homme me supplia de partir le lende-
main autrement nous étions, paraît-il, tous condam-
nés à trépasser les uns après les autres. Je lui révélai,
au contraire, ma volonté de rester dans cet endroit
le plus longtemps possible et je refusai absolument
de camper dans une plaine de sel loin de tout abri.
A ces paroles il parut consterné. 11 se retira en
m'assurant qu'il mourrait avec moi et ne m'aban-
donnerait pas.
Les indigènes ont creusé à Mzézem trois trous
d'un mètre de profondeur et ont trouvé une eau
boueuse suintant d'une argile noire pleine de détritus
organiques. En examinant ce puits, je trouvais aux
alentours une quantité de petits oiseaux morts et
d'autres qui semblaient respirer avec peine. Une forte
odeur d'hydrogène sulfuré se dégageait du trou nau-
séabond. En plongeant une pièce d'argent dans l'eau
elle se noircit rapidement, il n'y avait plus de doute,
Les " Portes de Sable "
La Sebkha de Mzézem.
DANS LA UAMADA 119
l'histoire du chaouch avait peut-être quelque chose
de vrai, puisqu'il s'exhalait du sol des émanations
délétères.
Les eaux surchargées de sulfate entraient en con-
tact avec les débris végétaux qui forment le sous-sol
de la palmeraie et donnaient naissance au gaz as-
phyxiant. Nous restâmes trois journées dans ce lieu
et nous fûmes très fortement incommodés par ces
gaz qui, en forte proportion dans l'air, sont dange-
reux pour la santé ; d'autant plus que, très lourds,
ils rampent sur le sol sans s'élever et s'accumulent
dans des cuvettes comme celle où nous étions cam-
pés.
Je pénétrai un jour dans le bodg situé près de
notre campement, à une centaine de mètres. En pas-
sant sous une porte voûtée, je me trouvai dans un
vaste espace carré tout autour duquel des ouvertures
donnaient entrée dans des chambres obscures.
Quelle ne fut pas ma surprise de trouver là à
terre des centaines et des centaines de pauvres pe-
tits oiseaux asphyxiés. Là aussi la mort avait frappé
ces innocentes bestioles qui étaient venues après
de longs parcours dans le désert chercher un abri
et se reposer. J'apercevais partout des petits ca-
davres, sur les corniches, dans chaque anfractuosité
des murs délabrés. C'était un spectacle triste que
ce lieu de mort où tout était ruine et désolation.
Je parcourus de longs corridors, je montai dans
les donjons croulants et partout c'était le même
spectacle. Quelques unes des bestioles vivaient en-
core, le corps soulevé péniblement par les derniers
souffles de la vie qui s'en va.
Le bordg avait dû être un bâtiment considérable à
120 EN TR1POLITAINE
en juger par la grandeur des ruines. Il était destiné
à des soldats turcs qui avaient pour mission d'assu-
rer la sécurité des caravanes se rendant de Gha-
damès à Tripoli et de les protéger contre les pillards
qui pullulaient dans la région. Mais les esprits
malins avaient exterminé de ce lieu les soldats, et le
bordg était devenu un endroit maudit où les cara-
vanes restaient juste le temps indispensable pour
prendre quelques heures de repos.
Ce lieu, réputé hanté par les esprits, était du plus
mauvais augure, et c'est pour cela que nos com-
pagnons avaient tant craint de s'y arrêter. L'his-
toire de la garnison de Mzézem, sans doute forte-
ment exagérée, avait été transmise au loin.
Aussi, malgré la fertilité de la terre, et la facilité
qu'il y aurait eu à créer une oasis productive dans
un humus fécond, cet endroit, comme tant d'autres,
était destiné à être envahi par les sables.
Il ne sera sans doute pas possible de sauver ce
coin déterre, caries bédouins se refuseront toujours
à venir l'habiter. Ils ne voudront pas croire à l'effica-
cité des moyens qui pourraient transformer cette
palmeraie en un lieu habitable et peuplé. Ce n'est
pas l'eau qui manque, comme je le montrerai dans
un instant, mais plutôt que de transformer un lieu
sur lequel plane une légende, à l'origine de laquelle
il y a peut-être quelque chose de vrai, les Arabes
aiment mieux abandonner ce groupe de palmiers
avec son bordg démantelé qui resteront là intacts,
entourés d'une auréole de mystère et d'irréel.
J'employai les trois journées que nous passâmes
à Mzézem à parcourir la Sebkha en tout sens. C'est,
comme je l'ai dit, un grand espace rempli en partie
DANS LA HAMADA 121
de sel qui forme presque partout une croûte de
vingt centimètres d'épaisseur. Cette croûte boursou-
flée et fendillée recouvre le gypse et l'argile. L'eau
se trouve partout à un mètre de profondeur. La
Sebkha de Mzézem est donc bien un lac qui corres-
pond à une vaste nappe d'eau très superficielle,
mais généralement souterraine.
On observe sur la croûte de sel presque partout
les polygones de dessiccation, ces si curieuses fi-
gures hexagonales qui dessinent sur la plaine leurs
formes géométriques. Au milieu de la Sebkha nous
nous dirigeons un jour vers un îlot sombre qui
tranche sur l'éclat blanc du sel. Cet endroit ne
paraît pas être situé bien loin, mais sur ce sol cra-
quelé, crevassé, anguleux, nous avançons lentement.
A mon étonnement nous eûmes presque constam-
ment de l'eau jusqu'au-dessus de la bottine, car
l'eau libre couvrait ici des espaces considérables
quoique la Sebkha soit réputée desséchée. Nous
approchons cependant vers ce petit îlot, le but
de notre promenade. A travers les roseaux, je me
fraye un passage.
J'arrive bientôt devant un ravissant petit lac en-
touré de toutes parts par une muraille vert sombre,
déplus de trois mètres de hauteur. Le bleu foncé de
l'eau immobile donne à ce lieu un aspect lugubre et
froid.
La profondeur du lac varie de trois à quatre
mètres. Un roseau que j'y enfonce n'atteint pas le
fond.
Pas un souffle de vent ne vient agiter la végétation
qui a crû là on ne sait comment. En me retirant,
j'écrase de petits oiseaux morts qui gisent sur le
122 ex tripolitaim:
sol. Comme dans la palmeraie de Mzézem, les éma-
nations pestilentielles ont accompli ici leur œuvre
de mort, jetant un voile sinistre sur cet endroit qui,
avec un peu de vie, aurait pu être si facilement gai
et coloré.
Le nord-ouest de la Sebkha de Mzézem est do-
miné par des hautes dunes de sable qui forment
une barrière mouvante. Au nord et à l'est des pla-
teaux tabulaires constitués par des alternances de
gypse et de calcaire, limitent la Sebkha. Cette limite
entre la plaine et les hauts plateaux donne nais-
sance à une muraille sinueuse. Elle forme une bor-
dure denteléeet capricieuse dont les méandres infinis
enserrent des prolongations étroites et allongées de
la Sebkha, au fond desquels débouchent des oueds,
qui arrivent là, après des cours immenses et in-
connus.
Je visitai le nord de la Sebkha et la falaise qui
domine la plaine. La falaise n'est pas verticale
comme on pourrait le penser, mais formée par de
grands gradins taillés dans les strates alternativement
tendres et durs du gypse et des grès. Du haut de la
falaise, on domine l'immensité monotone. A mes
pieds quelques points noirs immobiles m'indiquè-
rent mes compagnons et leurs chameaux. Le long de
la plaine les cristaux de gypse brillaient, marquant
les bords de la plaine par une traînée étincelante.
Au loin, la petite palmeraie, tache sombre et im-
perceptible où notre campement était établi. Vers
midi, je dévalai les pentes rapides pour rejoindre
mes compagnons qui m'attendaient avec impatience,
brûlés qu'ils étaient par le soleil de midi. Nous
cherchâmes en vain un endroit abrité sous les roches
DANS LA IIAMADA 123
pour nous mettre à l'abri des rayons solaires. Mais
là, trop près du rocher, la chaleur était étouffante
car l'air surchauffé par la réflexion de la chaleur em-
magasinée y rendait le séjour intolérable. C'est donc
en plein soleil, accroupis comme des sauvages, la
tête blottie sous nos vestes fixées à des bâtons au-
dessus de nous que nous restâmes immobiles pen-
dant des heures.
En rentrant le soir au campement, je trouvai ceux
qui y étaient restés dans le plus complet désarroi. Ils
prétendaient être malades, avoir eu des vomisse-
ments, et souffrir de maux de tête violents. Rester
un jour de plus dans un endroit pareil, était courir
au-devant d'une mort certaine. Ils me signifièrent
que si je voulais prolonger le séjour ici je devais
resler seul. C'était une véritable révolte !
Heureusement que nos travaux étaient terminés
à Mzézem et je pus calmer les insurgés en leur dé-
clarant que nous partirions le lendemain matin de
bonne heure pour Gha damés, le paradis terrestre
qui brille aux yeux de tous les caravaniers comme
une étoile entourée d'une auréole de vieille réputa-
tion.
Le lendemain au point du jour nous quittons
Mzézem. En me retournant, je jette un dernier re-
gard sans regrets sur ces lieux inhospitaliers que
nous abandonnons. La piste longe un instant le bord
de la Sebkha pour la traverser bientôt dans toute
sa largeur.
La marche sur les pistes qui ont été marquées par
d'innombrables caravanes passant toutes au même
endroit est pénible. Dans la croûte de sel s'est for-
mée une série de chenaux parallèles et profonds qui
124 EN TRIPOLITAIXE
sont si étroits que les chameaux et les chevaux ont
de la peine à y poser les pieds. Ces rigoles se rami-
fient, divergent et se rejoignent de la plus capri-
cieuse façon et obligent le voyageur fatigué par la
réverbération étincelante des cristaux de sel d'avoir
l'esprit toujours en éveil pour maintenir sa monture
dans la bonne voie.
Le long du chemin, comme pour rendre plus dé-
solé le spectacle de ces solitudes^ gisent des car-
casses de chameaux qui continuent à pourrir et à se
putréfier sous l'ardent soleil.
Ces pauvres bêtes ont été abandonnées par les
caravanes qu'elles n'ont pu suivre jusqu'au bout.
Elles sont tombées, agonisantes, victimes de la faim
et de la soif. Les tortures subies sont d'autant plus
terribles ici que l'atmosphère est chargée d'émana-
tions salines qui produisent sur les muqueuses une
irritation pénible.
Nous traversons la Sebkha dans sa petite largeur
qui atteint tout au plus une dizaine de kilomètres.
Mais ce sont trois heures de souffrance, non seule-
ment de souffrances physiques, mais aussi de tor-
tures morales qui proviennent de la mélancolie dont
l'esprit est imprégné insensiblement en traversant
ces déserts salés.
Nous avons l'œil fixé sur une échancrure du pla-
teau pierreux qui, en face de nous, nous sert de point
de repère et nous indique la route à suivre. Dans un
paysage monotone on supporte difficilement les
mêmes fatigues qui seraient légères au voyageur
traversant une région où à chaque pas en avant cor-
respond pour les yeux un changement de décor.
Arrivés au pied de la falaise, surbaissée en cet en-
DANS LA HAMADA 125
droit, nous nous élevons rapidement parmi les ro-
ches. Au bout de peu de temps nous nous retrou-
vons de nouveau sur le haut plateau pierreux.
Nous traversons encore plusieurs Sebkha que
nous dominons de toute la hauteur des strates qui
forment les hauts plateaux.
Ces petites Sebkha paraissent du reste être en
relation avec l'énorme cuvette de Mzézem, mais la
liaison est indirecte et se fait par des détours im-
menses. Une montée longue et uniforme nous amène
à un passage échancré entre deux garas, qui domi-
nent, semblables à deux tours, un défilé dans lequel
nous nous engageons. A la partie culminante nous
avons devant nous toujours l'uniformité monotone
d'un pays qui s'étale vers le Sud en s'abaissant in-
sensiblement.
Sur le plateau pierreux à l'horizon un faible point
noir grossit rapidement. Un vent d'une violence
inouie s'élève soudain. J'ai toutes les peines du
monde à me tenir en équilibre sur mon cheval qui
se cabre et refuse d'avancer. En même temps le ciel
s'obscurcit, le sable soulevé nous aveugle et un ins-
tant après une véritable trombe s'abat sur nous.
Nous passons en quelques instants d'une chaleur
sénégalienne à un froid glacial qui nous transit. Nous
continuons notre route en claquant des dents, se-
coués de frissons. C'était un cyclone qui, poussé par
un vent violent, venait de nous atteindre. Il dura. à
peine quelques minutes et subitement, comme par
enchantement, le ciel s'éclaircit, le vent se calma,
et le soleil vint nous réchauffer de ses bienfaisants
rayons. Un peu plus tard nous étions dans une at-
mosphère surchauffée. En me retournant j'aperçus
126 EN TRIPOLITAINE
le cyclone qui s'éloignait rapidement, grande colonne
chatoyante sous les rayons solaires.
Nous avons tous hâte d'apercevoir l'oasis tant dé-
sirée lorsque surgit un Berbère chargé de son fusil
et d'une sacoche portée en bandoulière. C'est le
courrier postal qui unit Ghadamès au monde des
vivants. Il me demande si j'ai une lettre à lui re-
mettre ou une commission dont il pût se charger.
Mais, sur ma réponse négative, il reprend sa route de
son pas élastique et infatigable. L'endurance des
Berbères est étonnante. Cet homme seul ne craignait
pas de faire quatre journées de marche, c'est-à-dire
plus de cent cinquante kilomètres dans le désert
sans rencontrer une âme. Il n'avait avec lui que
quelque nourriture pour la route. Il marchait ainsi
presque sans arrêt, ne prenant que quelques heures
la nuit pour se reposer. Enroulé alors dans son bur-
nous, ce vêtement indispensable à tous les voya-
geurs sahariens, blotti dans quelque anfractuosité
de la roche, il reprendra des forces pour l'étape sui-
vante. C'est le même homme qui fait ce trajet deux
fois par mois pour une somme d'argent minime.
Mais telle est la nature du Berbère, que pour lui,
courir dans le désert n'est pas un travail. Il a dans
cette action conscience de son indépendance, il aime
mieux ce travail libre, qui nous paraît si terrible à
nous, qu'une servitude de chaque instant, que sa
nature fière et indomptable ne peut supporter. Lors-
qu'il chemine ainsi, il jouit de sa liberté, c'est l'es-
pace qu'il lui faut, l'espace aux horizons infinis.
Un mince liséré sombre sur le fond clair des
sables et des roches tout à fait dans le fond an-
nonce l'approche de Ghadamès.
DANS LA HAMADA 127
Pendant des heures de marche nous voyons tou-
jours le même spectacle, et il nous faut encore long-
temps pour pouvoir donner plus de précision à cette
apparition vague, qui flotte, comme le mirage d'un
paradis promis, devant les yeux du voyageur, qui
vient de traverser d'immenses espaces sans eau et
sans végétation.
Cependant peu à peu, à mesure que la distance
qui nous sépare encore du but tant désiré diminue,
les images deviennent plus nettes, et il est bientôt
possible de distinguer les grandes lignes qui es-
tompent la célèbre oasis. Ghadamès est là devant
nous, à quelques kilomètres, au fond d'une cuvette
entourée de tous côtés par des montagnes qui l'en-
serrent, comme un précieux joyau est encastré dans
sa monture. L'émotion nous étreint à la pensée que
nous sommes devant cette ville du désert dont les
plus célèbres voyageurs ont rapporté depuis long-
temps déjà de si curieuses descriptions. Nous
avons hâte d'arriver, mais il y a cependant quelque
chose qui nous retient et nous attire, devant cette
oasis, sentiment difficile à analyser, sans doute
formé par un mélange de terreur et de curiosité,
provenant peut-être de la réminiscence des an-
ciennes descriptions, qui ont représenté ce lieu, tan-
tôt comme un repaire de tribus sauvages chez les-
quelles il était téméraire de pénétrer, tantôt comme
une ville enchantée où l'on jouissait des spectacles
les plus doux en se délassant des dures fatigues des
longues marches.
Les palmiers donnent naissance à une sombre
muraille, qui s'étend sur plus d'un kilomètre de
longueur. En avant de l'oasis, une sorte de voûte
128 EN TRIPOLITAINE
s'élève là, semblable à un ancien arc de triomphe à
demi enfoui dans les sables, comme abandonné par
les palmiers qui se sont retirés. Sur notre droite,
s'étendent d'immenses jardins. Une porte monu-
mentale y donne accès, véritable château fort antique
gardant l'entrée d'une citadelle invisible cachée sous
une luxuriante végétation. A gauche un mur entoure
des ruines innombrables cachées sous les sables
mouvants qui se sont amoncelés derrière la muraille,
après s'être déversés à l'intérieur par des brèches
ouvertes et jamais refermées.
La nouvelle de notre arrivée s'est répandue
comme une traînée de poudre. Nous sommes entou-
rés par une foule de Berbères et de nègres qui nous
regardent curieusement. Arrivés devant la porte
massive qui donne entrée dans la ville par le sud,
nous mettons pied à terre, et tandis que mes com-
pagnons s'occupent des chameaux, un petit Berbère,
à la frimousse engageante, s'empresse de prendre
mon cheval par la bride. Je me dispose à pénétrer
dans Ghadamès pour me présenter au gouverneur
de la ville et lui demander un logement.
CHAPITRE VI
GHADAMÈS
Ghadamès. — Chez le gouverneur. — Chambre de fonctionnaire. —
Une vaste maison nous est fournie par le gouvernement. — Récep-
tion du Kaïmakan Mahmoud Faousi. — Accueil amical. — Le
mystère de Ghadamès. — Situation de l'oasis. — Étape importante.
— Promenades dans la ville. — Rues couvertes. — Carrefours. —
Amabilité des Ghadamésiens. — La nouvelle ville. — L'art. — Camp
targuî. — Les Idoles. — Ruines. — Rassin d'Arhechchouf. — Eau
thermale. — Rains. — Source froide. — Sol de Ghadamès. — Les
jardins. — Les cultures. — Le trafic du Soudan. — Les caravanes. —
Les marchands arabes. — Diminution du transit. — Sa cause. — La
chute de Ghadamès. — Industrie. — Les cuirs. — Les armes. — Les
habitants. — Les Rerbères. — Les Touareg. — Camp des Touareg.
— La population nègre. — Sa transformation intellectuelle. — Son
mélange avec les Rerbères. — La langue. — Fanatisme. — La po-
pulation turque. — L'élément militaire. — Les fonctionnaires ci-
vils. — La frontière à Ghadamès.— Isolement et tristesse de Gha-
damès. — Les marabouts. — Sur le toit de notre maison. — Les mos-
quées. — Simplicité des fonctionnaires. — Leur obéissance. — Le
marché. — Avenir de Ghadamès.
C'est le 10 mai que, précédé du zaptié, l'interprète
Mustapha, je pénétrai sous l'énorme porte sud de
Ghadamès qui défendait jadis de ses formes colos-
sales l'entrée de l'oasis. Nous longeâmes quelques
instants la muraille à l'intérieur pour arriver dans
une rue bordée des deux côtés par de vastes mai-
sons spacieuses à l'aspect hospitalier et confortable.
9
130 EN TRIPOLITAIXE
Après quelques minutes de marche pénible sur le
sol sableux nous nous arrêtons devant une porte
rustique d'apparence qu'un Arabe nous indique être
l'entrée de la maison du Kaïmakan. A nos coups réi-
térés frappés avec impatience un homme dont la tête
est cachée par un burnous épais vint ouvrir avec
précaution et manifesta un vif étonnement à notre
vue. Je demandai le Kaïmakan. Notre interlocuteur
nous répondit qu'il allait le prévenir de notre arrivée,
et il nous fit entrer dans la maison. Il nous conduisit
dans une chambre du plus misérable aspect. Un lit
et deux chaises constituaient tout l'ameublement.
Par terre des nattes épaisses et des coussins indi-
quaient que c'était surtout là, qu'accroupis, les habi-
tants aimaient à se tenir. Un narghilé fumant
encore avait rempli la chambre d'une odeur par-
fumée et suave qui donnait à l'atmosphère cette
transparence qui est comme l'expression même de
l'Orient. Des armes bizarres, aux formes tourmen-
tées et barbares ornaient, comme des trophées, les
murs blanchis de la chambre. Tandis que je regar-
dais curieusement les objets qui m'entouraient, le
secrétaire du Kaïmakan, car, à ce qu'il me dit,
c'était son titre, réapparut et m'annonça que le
gouverneur était occupé, mais qu'il allait me con-
duire lui-même dans une maison prête depuis plu-
sieurs jours pour me recevoir.
Mais ce n'était pas une maison qu'on avait prépa-
rée, c'en était plusieurs, que le gouverneur avait fait
évacuer et nettoyer afin que je n'eusse que l'embarras
du choix. Je portai ma préférence sur une belle
habitation située au centre du quartier des Béni
Ouzil; je serai logé au milieu de la ville et j'aurai
GHADAMÈS; 131
toutes les facilités pour la visiter les jours sui-
vants.
A côté de notre habitation un grand jardin avait été
mis à notre disposition pour parquer les chameaux.
Je remerciai vivement le secrétaire et il me quitta.
J'étais occupé à faire ranger les bagages qui arri-
vaient peu à peu avec les chameaux quand Mustapha
vint me prévenir que le Kaïmakan Mahmoud Faousi
était là. Je m'empressai d'aller à sa rencontre. Un
bel homme, serré dans une redingote, coiffé du fez
sorti de la forme était devant moi avec deux soldats.
11 me souhaita la bienvenue en termes chaleureux.
Mahmoud Faousi me donna deux soldats qui de-
vaient rester au bas de ma maison et me servir dé
domestiques. Tandis que je m'entretenais avec lui
je constatai avec stupéfaction que le Kaïmakan
n'était autre que le secrétaire en redingote ! le même
que j'avais quitté quelques minutes auparavant.
J'eus beaucoup de peine à ne pas rire de cette comé-
die et je dus faire de sérieux efforts pour ne pas me
montrer impoli envers un homme qui avait agi
avec beaucoup de déférence.
Voici ce qui s'était passé. J'avais surpris le Kaï-
makan par mon arrivée subite à l'heure du repos et
malgré les sentinelles qu'il avait postées pour si-
gnaler mon approche. Pris à l'improviste, il s'était
fait passer, pour sauver les apparences, pour un em-
ployé du gouverneur et ce n'est que lorsqu'il fut
habillé de son costume de cérémonie qu'il osa venir
me saluer officiellement. Je lui fis remarquer qu'au
désert il n'était pas indispensable d'agir selon l'éti-
quette la plus sévère et que moi-même j'étais fort
mal mis avec mes vêtements déchirés après un long
132 EN TRIPOLITAINE
voyage. Mais il ne voulut rien entendre, et tint à me
recevoir avec tous les honneurs dus à un étranger
et selon les lois sacrées de l'hospitalité.
Tandis que nous nous entretenions, assis dans la
cour intérieure de notre maison, une dizaine de sol-
dats aidaient nos chameliers à décharger les cha-
meaux et nos lits. Le domestique du Kaïmakan nous
apporta le café et les cigarettes.
J'étais surpris d'une réception aussi gracieuse, car
je m'attendais à être toléré beaucoup plus qu'à être
reçu comme un ami.
On a répandu les histoires les plus ridicules sur
Ghadamès et je pensais comme tant d'autres qu'il
était difficile d'y pénétrer.
Encore dernièrement, un grand journal ne crai-
gnait pas de suggérer que les Turcs mettaient beau-
coup de mauvaise volonté à laisser visiter l'oasis»
par les étrangers. Or, si je raconte longuement les
réceptions amicales qui m'ont été faites, c'est pour
démolir une fois pour toutes les calomnies dont les
Turcs ont été l'objet dans un but essentiellement po-
litique. Je considère comme un devoir de raconter
simplement ce que j'ai vu à une époque où la Tur-
quie, traverse une phase difficile de son histoire
et est trop modeste pour dévoiler l'œuvre qu'elle a
poursuivie dans ces pays reculés.
La maison qui m'avait été donnée par le gouver-
neur était une des plus confortables de la ville. A
l'étage supérieur, plusieurs chambres spacieuses
s'ouvraient sur une vérandah faisant le tour de la
cour. Il y avait là tout ce qu'il nous fallait, cuisine,
salon, chambres à coucher. Le gouverneur, dans son
amabilité, nous fait porter des nattes et des tapis
GH A DAMÉS 133
turcs dans les chambres qu'il regrettait de ne pou-
voir meubler comme il l'aurait désiré.
Au rez-de-chaussée, d'autres chambres et des cou-
loirs sont occupés par nos zaptiés, qui sont chargés
de monter la garde avec les soldats supplémentaires
fournis par le gouverneur de Ghadamès. On ne
pouvait être installé mieux.
J'eus beaucoup de peine à obliger le- gouverneur
de ne pas se dessaisir pour moi de tout ce qu'il
avait ; il voulait me donner jusqu'à son lit.
La ville de Ghadamès est très bien connue (1) et
nous en avons eu de nombreuses descriptions faites
par des voyageurs qui l'ont visitée il y a déjà long-
temps. Ceux qui en ont donné des détails les plus
précis sont : Laing, Richardson, Dickson, Bonne-
main, Duveyrier, Marcher, de Polignac, Vatonne,
Largeau, pour ne citer que les explorateurs qui ontfait
de longs écrits de leurs voyages. De Polignac et Va-
tonne ont même dressé un plan très exact de la ville.
Je ne nomme ici que les voyageurs les plus connus,
mais depuis Largeau, en 1876, souvent Ghadamès
a été visitée par des Européens et la ville n'a plus
rien actuellement de ce mystère qu'on se plaît encore
parfois à évoquer. Ghadamès est une ville curieuse,
sans doute, qui a eu son heure de grandeur et de
célébrité, mais elle est bien déchue maintenant.
11 faut bien reconnaître que c'est grâce au voile
plein de mystère qui a flotté anciennement comme une
gaze semi-transparente autour de Ghadamès que les
voyageurs et les géographes ont été amenés à s'occu-
(1) Tout dernièrement M. Pervinquière, l'éminent professeur de la
Sorbonne, a publié une série d'articles très instructifs sur Ghadamès
dans la Géographie, le Temps et V Illustration.
134 EN TRIP0LITA1NE
per avec passion de ce lieu qui ne se distingue guère
des autres oasis que par un isolement plus complet,
au milieu d'un pays sans intérêt, aride et désolé.
Ghadamès est isolée. De l'oasis il faut plusieurs
étapes pour atteindre d'autres palmeraies dont la
mauvaise eau des sources est à peine suffisante
pour désaltérer les chameaux des caravanes. Mais,
d'autre part, c'est un lieu d'étape très important. Un
coup d'œil jeté sur une carte générale montre de
suite la situation privilégiée de Ghadamès qui occupe
le centre d'une sorte d'isthme séparant, à l'ouest,
les océans de sable du sud tunisien des déserts pier-
reux de la terrible Hamâda-el-Homra, à l'est. C'est
par cette langue de terre que passent les caravanes
qui, du Soudan, se rendent à Tripoli et c'est encore
par là le plus court chemin pour se rendre au pays
des Ahagar. Ghadamès est aussi un lieu d'étape
pour les convois qui se rendent dans les oasis si
populeuses de Ghat au sud du Fezzan. C'est par
Ghadamès que, jadis, défilaient les grandes cara-
vanes d'esclaves à destination de l'Orient avant que
la Porte, par des mesures sévères, défendît la traite.
C'est par là aussi que se faisait en grande partie le
commerce du Soudan, c'est parla qu'arrivai-ent les
grandes caravanes chargées de cuirs, de poudre
d'or, et qu'en retour passaient pour le sud les pro-
duits manufacturés.
Mais l'importance de Ghadamès a bien diminué.
La fin de l'esclavage est certainement pour beaucoup
dans la chute et l'abaissement de l'Orient. On ne
peut pas, dans ce pays, concevoir le faste et la gran-
deur sans les captifs. Si les oasis dépérissent en-
vahies par les sables, si elles sont désertées par les
GH AD AMES 135
Arabes, c'est qu'il n'y a plus d'es-claves pour y tra-
vailler.
La surface occupée par l'oasis était bien plus
grande anciennement qu'aujourd'hui. Elle couvrait
un espace de i.5oo mètres du Sud au Nord et au-
tant dans la direction Est-Ouest. Toute la partie
nord est occupée par de grands jardins, mais une
partie est abandonnée et envahie par les sables.
C'est dans la partie sud que se trouve la ville, amas
de maisons qui se touchent les unes les autres par
leur partie supérieure et au milieu desquelles sont
creusés des couloirs obscurs et étroits qui remplacent
des rues. Ce sont de véritables galeries de mines
avec des boisages formés de troncs de palmiers
contre lesquels on se heurte constamment la tête.
Il faut un guide pour pouvoir se reconnaître dans ce
dédale enchevêtré de boyaux qui ne sont éclairés
que de loin en loin par des ouvertures pratiquées
dans l'énorme épaisseur des murailles.
Ces ruelles sont si étroites que c'est un par un
qu'il faut cheminer et souvent, dans l'obscurité qui
y règne, on tâtonne avec hésitation avant de s'en
aller dans l'inconnu. Parfois, au loin, une lumière
vous guide, et il semble que l'on n'a qu'à se diriger
de ce côté, mais l'on ne cesse de se heurter aux mu-
railles sinueuses qui vous séparent encore, comme
autant d'obstacles, du but à atteindre. Grâce à l'obli-
geance du gouverneur Mahmoud Faousi qui tint à
me montrer en personne tous les coins et recoins de
la ville je pus pénétrer partout et je me rappellerai
toujours ces longues promenades que nous fîmes à
la file indienne, promenades pendant lesquelles je
tenais le pan de la redingote du digne représentant
136 EN TRIPOLITAINE
de la Turquie pour ne pas perdre mon guide pré-
cieux, invisible dans l'obscurité.
Les galeries débouchent dans des parties élargies
qui reçoivent le jour par en haut. Ces carrefours
sont entourés de bancs de pierres recouverts de ta-
pis turcs, c'est le rendez-vous de la population de
Ghadamès qui vient ici passer le temps dans l'indo-
lence et dans l'oisiveté.
Les Ghadamésiens sont hospitaliers et, chaque
fois que je traversais les petites places, de vieux
Berbères aux nobles traits m'invitaient à venir me
reposer sur les divans à côté d'eux. Nous passions
là de longues heures à causer et j'écoutais, tout en
buvant le café et en fumant, les contes qu'ils narrent
avec tant de facilité. Au bout de quelques jours
il nous semblait avoir toujours habité Ghadamès.
Nous passions de délicieuses journées sur ces
places où le soleil ne peut pénétrer que rarement, à
cause des murailles élevées et en saillies qui font
ressembler ces carrefours à des fonds de puits.
C'est donc bien à tort que l'on dit que les Ghada-
mésiens et les Turcs ne veulent pas laisser pénétrer
le mystère de leur ville, car de mystère il n'y en a
guère et j'ai partout vu l'empressement de tous à me
montrer ce qui pouvait avoir quelque intérêt.
Si parfois des voyageurs armés jusqu'aux dents
ont «voulu se promener dans la ville, en montrant
ostensiblement leurs armes, est-il étonnant qu'ils
aient trouvé une résistance? Si l'on imaginait le pro-
cédé inverse d'une troupe d'Arabes arrivant, bran-
dissant leurs fusils dans une ville d'Europe, notre
police ne les laisserait pas longtemps en liberté.
Le Ghadamésienest, comme je l'ai dit, aimable, et
Ghadamès. — Les " Idoles " et l'ancienne enceinte
de l'oasis.
Ghadamès. — Le quartier du Ksar au sud de l'oasis.
GHADAMÈS . 137
pendant les dix jours passés dans l'oasis, du matin
au soir les habitants venaient me chercher pour me
montrer les curiosités de leur ville.
L'architecture de certaines rues larges et aérées
est curieuse. Des arcades crénelées ont été lancées
en travers pour soutenir les murailles élevées des
maisons. Ailleurs, ce sont des places couvertes dont
les voûtes sont supportées par des colonnes sur les-
quelles les inscriptions et les reliefs sont du plus
pur style berbère.
La partie sud de la ville a moins de cachet que la
partie nord. Les rues sont plus larges et en partie à
ciel ouvert, encaissées entre les murs des maisons.
Elles sont recouvertes d'un sol sableux sur lequel
on marche péniblement. Dans cette partie, qui
paraît du reste plus moderne, se trouvent des mai-
sons plus vastes et mieux aménagées. On m'y a
également montré les curieuses fenêtres d'une
mosquée dont les moulures rappellent le style ro-
main.
Dans la partie sud de la ville, à la limite des
jardins, mais en dehors, se trouve la caserne qui
abrite en temps ordinaire quelques centaines de
soldats. C'est un vaste bâtiment rectangulaire situé
sur le flanc du plateau qui s'élève au-dessus de la
ville. Dans cette partie des Touareg misérables,
mourant de faim, ont établi leur campement. Ils se
sont construits des demeures primitives au milieu
de ruines anciennes. Des pans de murailles s'élèvent
là, isolés comme des tours à moitié détruites.
L'imagination fertile orientale en a fait des « idoles ».
Ces fragments d'antiques monuments, qui ont une
origine douteuse, sont bien posés là comme pour
138 EN TRIPOLITAINE
servir à l'adoration d'un peuple. Les colonnes
représentent peut-être les restes d'une ancienne
forteresse berbère qui devait protéger, de ses for-
midables remparts, l'oasis construite à ses pieds.
On voit même en plusieurs endroits des fondations
importantes ressemblant à celles des forteresses du
Djebel Nefousa. Mais il n'y a rien de romain dans
ces constructions, et personne ne peut affirmer que
l'on soit ici en présence d'anciens monuments funé-
raires des rois Garamantes comme on l'a parfois
supposé.
Il n'existe à Ghadamès aucuns restes romains
analogues à ceux dont les ruines jalonnent le haut
du Djebel Nefousa. Aucune inscription ne présente
les caractères vraiment certains d'authenticité ro-
maine. L'architecture est partout de style berbère.
Ghadamès était jadis une ville fortifiée, car elle
avait à se défendre contre les attaques des pillards.
Un mur d'enceinte d'une longueur de cinq à six ki-
lomètres l'entoure encore en partie. Mais ce mur
n'est plus qu'une ruine indiquant seulement l'em-
placement d'une ancienne muraille bien conservée
encore en quelques points isolés. Elle s'élève majes-
tueuse au nord de la ville, et au sud près de la
grande porte. En arrière, des jardins sont aban-
donnés et enfouis sous les sables. Des amas in-
formes qui couvrent de grands espaces à l'ouest et
à l'est de la ville révèlent l'existence d'anciennes
maisons aujourd'hui tombées en ruine. Les habi-
tants se sont réfugiés dans le centre et le sud de
l'oasis.
Il va sans dire que ces débris d'une activité
plus grande indiquent une diminution considérable
GHADAMÈS 139
delà population et de la richesse des habitants, ainsi
que la réduction d'un commerce jadis florissant.
L'eau à laquelle l'oasis doit son existence, jaillit au
centre de la ville au milieu d'un grand bassin duquel
partent dans toutes les directions des canaux qui
servent à la conduire jusque dans les jardins les
plus éloignés. Elle sort sous pression en formant de
grosses bulles, c'est une eau tiède. Le bassin carré
est dominé de toutes parts par des murs élevés.
Chaque matin nous allions prendre un bain. La
température agréable de l'eau nous délassait des
fatigues d'un long voyage. Le bassin, d'une dizaine
de mètres de longueur, et d'une profondeur de 3 à
4 mètres, était à notre arrivée rempli d'herbes, mais
deux jours plus tard, quelle ne fut pas notre surprise
de constater que le Kaïmakan, dans un but aussi ai-
mable qu'hospitalier, avait pris la peine de le faire en-
tièrement nettoyer. Aussi, grâce à cette obligeance,
nous pûmes chaque matin nager pendant de longs
moments dans cette piscine idéale. Après avoir tant
souffert de la chaleur ces bains pris dans cette
oasis étaient délicieux. La source que l'on appelle:
Arhe-chchouf est thermale, mais il est bien probable
que l'eau ne doit pas venir de grande profondeur,
comme on l'a supposé, car presque partout dans la
région il existe des nappes acqueuses très près de
la surface. A moins que ces nappes elles-mêmes ne
soient le résultat de sources artésiennes dont l'eau
s'est répandue sur de grands espaces.
D'une autre source, située à l'ouest de la ville, jaillit
une eau froide, abondante, qui coule de bassin en
bassin et sert également à l'irrigation des jardins.
Comme à Châoua, les jardins sont creusés sous
140 EN TRIPOLITAINE
le sol de la ville et ceci pour la même cause. Il
a fallu atteindre une argile calcaire féconde et enle-
ver la croûte de gypse qui forme tout autour de
Ghadamès le fond de la cuvette. Ce sol boursouflé,
souvent recouvert d'une croûte de sel, est très pro-
bablement relié à la plaine si identique de Mzézem.
Ce n'en serait qu'une dépendance sud et la commu-
nication se ferait par des chenaux latéraux.
La position des jardins au fond de trous, a facilité
le système d'irrigation. 11 a suffi de creuser des ca-
naux judicieusement ramifiés pour que toute l'oasis
soit arrosée, sans qu'il y ait besoin d'un moyen
mécanique élévatoire pour l'eau. On comprend aussi
pourquoi toutes ces conditions réunies ont fait de
ce lieu un endroit de repos dont on parle au loin,
car on n'y a aucune peine pour l'entretien des jar-
dins. Il suffit de planter pour récolter, l'arrosage se
faisant de lui-même.
Les jardins sont petits, chaque habitant a le sien.
On y pénètre par une porte étroite dont le proprié-
taire a toujours la clef suspendue à la taille. Un jar-
din a en général peu de dattiers, mais les dattes de
Ghadamès sont réputées plus grosses et meilleures
que celles des autres oasis. Dans les jardins poussent
encore des figuiers et des abricotiers dont les fruits
sont petits mais succulents. La pastèque croit en
bondance. Le froment et l'orge sont très répandus.
Les dattiers sont d'un bon profit, car ils peuvent
donner en une ou deux années le chargement com-
plet d'un chameau, ce qui équivaut à une somme de
cinq cents francs. Les dattes sont vendues dans
les villes du Djebel, à Tripoli ou dans les localités
du sud Tunisien.
GHADAMÈS 141
Ghadamès était essentiellement une ville de com-
merce par où passaient les marchands arabes fai-
sant les grands voyages de Tripoli au Soudan, au
Tchad, au Sokoto et au Bornou. Encore aujourd'hui
Ghadamès est visitée par de nombreuses caravanes,
mais ce n'est plus rien en comparaison du trafic
ancien qui était considérable. De Ghadamès à Tim-
bouctou il faut trois mois de voyage, mais le pays
vers le sud devient moins aride et les oasis plus
nombreuses par suite de l'humidité croissante. Gé-
néralement, lorsque des marchands arabes partent
de Tripoli avec leurs chameaux chargés de produits
manufacturés et de denrées coloniales ils restent
absents deux ou trois années. Arrivés au Soudan
ils parcourent le pays en vendant eux-mêmes les
produits qu'ils ont apportés. L'écoulement de ceux-
ci dure longtemps, car la ténacité de ces marchands
est connue; plutôt que de baisser le prix d'un objet
dont ils ont établi la valeur souvent exagérée, ils
préfèrent parcourir des centaines de kilomètres sup-
plémentaires pour trouver un acheteur. Ils mettent,
à ne pas diminuer le prix fixé, tout l'orgueil de leur
race. Une fois les charges vendues, ils se procurent
avec l'argent gagné des produits du Soudan, de la
poudre d'or, des objets travaillés, des peaux, qu'ils
vendent à Tripoli. Le bénéfice est ainsi double. Un
voyage complet dure au moins deux ans.
C'est à une époque déterminée, au printemps, que
les longues caravanes du Soudan arrivent à Tripoli.
Le commerce est bien déchu aujourd'hui. La cause
en est à la pénétration par le sud et l'est des négo-
ciants européens qui ont établi leurs comptoirs
jusque dans les coins les plus reculés du centre
^2 EN tripolitaim:
africain. Ils ont fait ainsi, en apportant à vil prix des
marchandises aux nègres du Soudan, une redoutable
concurrence aux marchands arabes. L'issue de la
lutte n'est point douteuse. Les Européens, grâce
aux puissantes compagnies qu'ils ont créées, peuvent
fournir les objets et les denrées du Nord à bien
meilleur marché que les Arabes. En outre, des
chemins de fer vont bientôt relier les localités du
centre Soudanais aux grands ports de la côte de
l'Afrique occidentale. La facilité des transports
donne un avantage décisif aux comptoirs européens
qui ruineront bientôt le commerce des grandes ca-
ravanes. Celles-ci sont appelées à disparaître comme
étant un moyen de transport trop long et dispen-
dieux, c'est un genre de locomotion qui n'est pas
sans poésie et que l'on regrettera, mais il ne peut
pas lutter contre les chemins de fer.
Il est déjà condamné.
C'est là qu'est la cause de la chute de Ghadamès.
Ne vivant que du passage des caravanes, elle périra
d'inanition lorsque celles-ci ne viendront plus ré-
veiller de temps en temps les habitants indolents
qui se prélassent, à l'ombre bienfaisante des dattiers,
ou sur les divans des places couvertes.
On évaluait, il y a quelque vingt ans, le commerce
de Ghadamès à deux ou trois millions par année;
mais il est hors de doute qu'aujourd'hui ces chif-
fres sont exagérés et dépassent de beaucoup le mon-
tant des échanges qui peuvent se faire actuellement.
L'industrie n'est cependant pas complètement
nulle. La préparation des cuirs occupe un certain
nombre d'habitants. Les souliers fabriqués à Gha-
damès sont très recherchés par les Arabes qui en
JHI
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GHADAMÈS 148
aiment l'excellence du cuir, la légèreté et la sou-
plesse. La marque de Ghadamès est renommée au
loin dans le désert.
Avec le cuir on fabrique aussi des ceintures et
des bretelles qui servent à porter les armes.
La fabrication d'armes blanches occupe quelques
habitants. Ces armes ont des formes bizarres, leurs
lames dentelées et sinueuses sont étranges. Elles
sont portées parles Touareg, caries Berbères géné-
ralement se contentent de leurs longs fusils à pierre.
J'ai admiré de jolis poignards dont les manches
étaient très curieusement travaillés et qui se fixent
par une attache au poignet gauche, la pointe vers
le coude. Cette manière de porter l'arme présente un
grand avantage en cas d'attaque car il est facile de
saisir le manche instantanément avec la main droite.
Ces armes sont vendues aux étrangers comme cu-
riosité et sont avec les objets en cuir transportés à
Tripoli et surtout à Tunis où ils s'accumulent dans
les Souks.
Les habitants de Ghadamès appartiennent à la
race berbère quoique certaines factions prétendent
être d'origine arabe, mais on ne peut ajouter foi à
ces assertions et il est bien difficile d'établir des
distinctions précises. Anciennement les deux tribus
principales se fréquentaient peu. Les Béni Oualid
habitaient au nord de l'oasis, les Béni Ouazil au sud.
On raconte même qu'un habitant d'une tribu n'avait
pas le droit d'aller se promener dans la partie de la
ville occupée par la tribu voisine, mais actuellement,
étrangers et Ghadamésiens passent partout en toute
liberté. Ces deux tribus sont aujourd'hui mélangées
et on ne peut plus faire de distinction.
144 EN TRIPOLITAINE
Les Touareg sont nombreux à Ghadamès et re-
présentent la véritable race berbère pure et sans
mélange. Ce sont des hommes de plus de 6 pieds de
haut, aux épaules larges et carrées. Enveloppés
dans leurs burnous et la figure voilée ils ne laissent
de libre qu'une partie de la face où brillent deux
yeux noirs et perçants. Hommes superbes ils ont
tout dans leur allure de cette intrépidité dont on
se plaît à revêtir les guerriers qui sillonnent le dé-
sert. Leur peau est plus foncée que celle des Gha-
damésiens. Ils ne sortent généralement qu'armés
jusqu'aux dents et sous les plis de leurs amples ha-
bits on devine à certaines raideurs les lames des poi-
gnards et des couteaux. Leur indépendance est pro-
verbiale. Ils ne sont pas courbés sous le joug comme
d'autres peuples, ils ont gardé leur fierté et ne sont
point avilis. Encore maintenant, lorsqu'ils se pro-
mènent à Ghadamès, les étrangers et surtout les
chrétiens doivent se ranger à leur passage pour
éviter des incidents.
Un jour, j'en rencontrai deux dans une rue étroite
et dans mon ignorance des usages j'allais les bous-
culer pour passer. Mais le zaptié qui m'accompa-
gnait m'avertit à temps et me fit comprendre qu'il
était plus prudent de ne pas agir aussi brutalement.
Inutile d'ajouter que je suivis son conseil ne tenant
pas à me mesurer avec ces colosses qui auraient
certainement été sans pitié pour un chrétien.
Les Touareg ont gardé le caractère de leur race,
et l'on ne peut que les admirer d'avoir conservé, au
milieu des luttes, les coutumes de leurs ancêtres.
Une partie des Touareg, surtout les pauvres qui
n'ont pu acheter ou construire une maison en ville,
GHADAMÈS 145
ou habiter chez des connaissances de l'oasis, cam-
pent parmi les vieilles ruines près des Idoles ou
même ont creusé des habitations primitives en cet
endroit. D'autres y ont dressé leurs tentes. On a ap-
pelé ce quartier situé à la limite de l'oasis, près des
Idoles le camp targui.
Il n'est nullement dangereux de s'y promener,
mais il ne faut pas craindre d'être assailli par une
foule de mendiants, maigres, à peine vêtus. Avec
quelques paras on s'en débarrasse facilement.
Les Touareg et les autres tribus de Ghadamès
vivent en parfaite intelligence. Il semble bien que
les vieilles haines qui ont anciennement séparé les
diverses tribus soient maintenant complètement as-
soupies et remplacées par une amitié plus ou moins
vive ou par une indifférence passive.
Il existeà Ghadamès une véritable population nègre
descendant en partie des anciens esclaves. Ce n'était
pas seulement les hommes que jadis on amenait du
Soudan, mais aussi des femmes. Ils ont fait souche
et leur nombre s'est augmenté rapidement. Cette
population est maintenant absolument indépendante
et jouit presque de privilèges égaux à ceux des indi-
gènes. Les nègres possèdent à Ghadamès des mai-
sons, des jardins et des chameaux. Ils sont sans
doute moins influents que les Berbères, mais cela
tient au caractère inné du nègre, caractère docile et
bon enfant qui se plaît à l'obéissance et à l'absence
de soucis. Néanmoins on peut remarquer que les nè-
gres, qui ont une facilité d'assimilation remarquable,
ont perdu peu à peu parla fréquentation des Arabes
leur caractère doux. Beaucoup ont pris les manières
hautaines et fières de leurs anciens maîtres.
10
146 EN TRIPOLITAINE
Ces nègres sont originaires en grande partie du
Soudan. Il est facile de le reconnaître aux caracté-
ristiques de leur race. Ils sont noir foncé, grands,
ils ont l'ossature puissante, les lèvres énormes et le
nez très épaté. Les nègres n'ont, en partie du moins,
pas su conserver leurs langues et leurs noms, ils
sont complètement berbérisés, parlent la langue du
pays et portent un nom arabe.
En outre, ce qui montre bien les bons rapports
qui existent entre les nègres et les habitants auto-
chtones, c'est qu'ils se sont complètement mêlés aux
Berbères. Il s'est ainsi formé des métis issus de
Ghadamésiens et des anciens esclaves nègres ame-
nés du Soudan. Dans les rues de Ghadamès on
rencontre les hommes aux teints les plus divers
allant du noir foncé au brun clair.
Les habitants de Ghadamès parlent une langue
spéciale qui a des affinités avec la langue du Djebel
et la langue targuî. Du reste, je montrerai plus loin
que dans le Djebel même il y a deux langues qui sont
parlées par les habitants de villages très voisins.
Mais à Ghadamès on sent l'influence targuî qui
n'a pas pénétré dans le Djebel.
Ce qui caractérise surtout cette population mêlée,
c'est son fanatisme religieux et le dédain du chrétien
qui est poussé bien plus loin que dans le nord. Gha-
damès appartient entièrement à l'Islam. Ceux qui
n'ont pas voulu de la promiscuité des chrétiens dans
les territoires de l'ouest s'y sont retirés.
J'eus parfois en me promenant dans la ville des
difficultés avec des marabouts qui ne voulaient pas
me laisser passer librement dans les rues que j'au-
rais souillées de ma présence. Mais l'intervention
GHADAMÈS 147
du kaïmakan faisait généralement disparaître cet
excès de scrupules religieux. Et je n'eus en réa-
lité pas trop à me plaindre de ces trop fidèles
croyants du Coran. Quelques explications un peu
vives mirent fin à ces incidents, et les jours suivants
toutes les routes m'étaient ouvertes.
La population turque est représentée à Ghadamès
par les employés du gouvernement. Le kaïmakan
est turc. Ces gouverneurs de contrées éloignées sont
choisis avec le plus grand soin. Ils doivent être des
hommes intelligents, fidèles au gouvernement, hon-
nêtes et posséder une certaine culture.
Leur tâche est lourde et difficile à accomplir. Ils
doivent faire sentir qu'ils dominent, mais ne peuvent
pas le montrer car les moyens leur manquent. C'est
surtout par la religion que les Turcs exercent leur
pouvoir, cette communauté de croyance avec le
peuple soumis est une force immense.
Un officier supérieur, colonel ou commandant,
est le chef militaire du district. Quant aux soldats
ils sont levés en Tripolitaine même parmi la popu-
lation autochtone. Le service militaire est obliga-
toire depuis quelques années. La durée du service
est de trois ans. Tous les jeunes gens y sont soumis,
mais les exemptions sont nombreuses. Elles sont
pratiquées avec la plus judicieuse humanité envers
les familles pauvres. Les veuves qui peuvent prouver
que leur seul soutien est un fils obtiennent pour
celui-ci l'exemption du service militaire, ou bien, si
l'exemption n'est pas accordée la mère recevra une
pension du gouvernement.
Le kaïmakan de Ghadamès exerce le pouvoir d'un
administrateur de cercle et dépend du mouteçarref de
148 EN TRIP0L1TAINE
Yeffren. Il y a en Tripolitaine plusieurs mouteçarrel's,
sortes de sous-gouverneurs qui ont sous leurs ordres
directs les kaïmakans. Le kaïmakan est assisté d'un
conseil formé de représentants choisis par les habi-
tants de la localité elle-même. Le kaïmakan rend la
justice avec le conseil et un juge de paix. Le moudir
s'occupe des impôts qui sont souvent difficiles à
percevoir. Le cadi est chargé des actes de mariage
et de successions.
Les tribus berbères ont généralement un cheik
pour les représenter. Dans les très petites localités
ce personnage peut prendre une influence trop con-
sidérable. Si le cheik est un malhonnête homme il
peut devenir néfaste à la cause qu'il devrait servir.
On a souvent parlé des abus commis par les
cheiks. Mais ils sont maintenant rendus difficiles
par suite des inspections très sévères que les em-
ployés du gouvernement turc font dans les cercles.
Ghadamès possède un bureau de Poste dirigé par
un Turc. Deux fois par mois le courrier se rend à
Sinâoun et Nalout. Le service fonctionne bien. Le
télégraphe devait atteindre bientôt Ghadamès.
Ghadamès est maintenant définitivement acquise
à la Tripolitaine, malgré les efforts du gouvernement
français qui avait essayé de reculer la frontière vers
l'Est pour englober dans le territoire Sud Tuni-
sien une succession importante d'oasis. Il ne reste
dans cette partie à la Tunisie qu'une bande très
étroite praticable entre le désert de sable pour ainsi
dire infranchissable de l'Elerg et la frontière turque.
Cette bande est dépourvue de points d'eau. C'est
pour cette raison que la route des caravanes du côté
tripolitain a aujourd'hui une incontestable supé-
GHADAMKS 149
riorité sur celle qui passe à l'ouest de la frontière.
Nous passons à Ghadamès dix journées. Le sen-
timent que l'on éprouve dans cette ville est un iso-
lement complet. Ceci provient des abords de l'oasis
qui respirent une décevante. tristesse. Les plateaux
gréseux de teinte sombre dominent la cuvette au
fond de laquelle est enfoncée l'oasis. Les grès se
sont séparés, brisés par les alternatives de chaud et
de froid. Ils ont jonché les pentes de leurs blocs in-
formes. Pendant la journée, en dehors de l'oasis, dès
que l'on a passé le mur de l'enceinte, on entre dans
une terrible fournaise. Le sol a emmagasiné la cha-
leur et la renvoie en haleines suffocantes. Sur le pla-
teau souffle d'une façon continue le vent violent
chargé de sable. Un vaste cimetière occupe le flanc
du plateau au-dessus de l'oasis. Des milliers de
tombes sont alignées là. Elles attristent le paysage.
L'aridité et la tristesse des environs de Ghadamès
n'engagent pas les habitants de l'oasis à sortir, aussi
les promeneurs sont rares. Les longues expéditions
mêmes s'espacent de plus en plus. Le kaïmakan
m'a certifié que beaucoup de Ghadamésiens riches,
c'est-à-dire ayant suffisamment pour vivre eux et
leurs familles, n'avaient jamais franchi les murs de
l'enceinte de la ville. Beaucoup même ne connais-
sent pas les marabouts qui couronnent les collines
des environs.
Les approches de Ghadamès sont désertes si l'on
en excepte quelques monuments religieux perchés
sur de petits monticules et sur lesquels planent des
légendes curieuses. On m'a cependant certifié qu'il y
vivait des ermites, marabouts très réputés et con-
sultes par des Berbères venant de loin.
100 EN TRIPOLITAINE
Ghadamès est devenue en quelque sorte_une ville
sainte dans laquelle se sont réfugiés tous les esprits
fanatiques et exaltés qui n'ont pu supporter la do-
mination chrétienne en Algérie et en Tunisie.
Au centre du quartier des Béni Ouazil nous étions
bien placés pour constater la ferveur des habitants
car chaque soir au soleil couchant, nous montions
sur le toit en terrasse de notre maison.
Là-haut enroulés dans nos burnous pour nous
préserver de la fraîcheur qui, à l'approche de la
nuit, s'abat sur le désert, nous jouissions d'un spec-
tacle impressionnant. Tout autour, des terrasses
semblables à celle où nous étions étaient dominées
par des coupoles blanches. De ces coupoles sor-
taient de longs fantômes qui appelaient les fidèles à la
prière. De partout les voix des muezzins s'élevaient
avec la nuit et emplissaient l'atmosphère limpide du
crépuscule de leurs voix mornes et invocatrices.
Ce moment est solennel. Il semble que les vivants
communiquent avec les âmes de l'au-delà par un
effort puissant et désespéré. Ces appels retentissaient
troublés par le bruit des danses qui évoluaient sous
les palmiers de l'oasis aux sons rythmés des casta-
gnettes. Ce sont les nègres qui se réunissent cha-
que soir et, dans la tristesse de leur exil, se plaisent
à se rappeler les évolutions de leurs ancêtres qui fai-
saient retentir de leurs cris joyeux la brousse impé-
nétrable des forêts soudaniennes.
Les mosquées sont nombreuses à Ghadamès, mais
les chrétiens n'y peuvent pénétrer. La plupart des
habitants appartiennent à la secte malékite. Ce qui
distingue les mosquées de Ghadamès, c'est l'absence
de minarets aux formes minces et élancées, qui sont
Ghadamès. — Sur la terrasse de notre maison
dans le quartier des Beni-Oualid.
Ghadamès. — La limite des jardins
dans la partie S. -O. de l'oasis.
GHADAMÈS loi
remplacés par des coupoles ogivales, plus faciles à
élever solidement dans ces contrées où tout travail
présente des difficultés sérieuses.
Le kaïmakan et le directeur des Postes me firent
les honneurs de la ville. Je fus étonné, en pénétrant
dans l'intérieur des habitations de ces fonctionnaires,
qui occupent un rang élevé dans la hiérarchie admi-
nistrative de la colonie, de voir la simplicité de leur
logement et de leur nourriture.
C'est le dénuement complet. Ils vivent là sans res-
sources et sans distractions. Le kaïmakan a été en-
voyé il y a quelques mois à Ghadamès. 11 occupait
auparavant la situation de secrétaire du gouverne-
ment, à Tripoli. Un soir à Tripoli il reçut un pli ca-
cheté, il Touvrit, c'était un ordre de se rendre immé-
diatement à Ghadamès. Sans hésiter une seconde,
il fit ses adieux à sa famille et sauta sur le méhari
qui en bas l'attendait. Cinq jours après, il était à
Ghadamès, peut-être pour de longues années. Il
ne pouvait pas faire venir sa famille dans ce lieu
isolé, où ses enfants ne pouvaient recevoir aucune
instruction. Cette obéissance passi/e et absolue des
fonctionnaires envers leur chef est bien faite pour
surprendre nos esprits d'occidentaux rebelles et fron-
deurs. Il faudrait chercher longtemps pour trouver
chez nous des serviteurs aussi dévoués à la patrie
et au devoir.
Mais le kaïmakan a bien des difficultés, car la jus-
tice est difficile à rendre avec les caractères violents
et autoritaires des habitants de Ghadamès. Il faut
surtout éviter de les froisser. Celui qui rend la jus-
tice a toujours, dans le cas d'un jugement sévère, la
crainte d'être assassiné par un trop violent sujet.
152 EN TRIPOLITAINE
Mais heureusement ces crimes sont rares ; les diffi-
cultés que les Turcs ont eues avec les Tunisiens, d'une
part, et l'Italie d'autre part qui a des prétentions
sur la Tripolitaine, ont eu pour but de ramener tous
ces Arabes récalcitrants sous le drapeau du croissant,
dans une alliance commune contre les chrétiens.
Il existe à Ghadamès, au centre du quartier des
Beni-Oulid, une petite place réservée pour les échan-
ges et les achats de denrées. C'est la place du
marché. Tout autour s'ouvrent de minuscules
échoppes dans lesquelles sont entassés les objets les
plus disparates. Des fusils à pierre, des armes, des
denrées coloniales, des produits manufacturés sont
étalés là, gardés par un marchand accroupi. Il y a
beaucoup d'animation, beaucoup de marchandage,
mais bien peu d'acheteurs sérieux.
La monnaie principale ayant cours à Ghadamès
est la pièce autrichienne de Marie-Thérèse. Elle vaut
trois francs. Chaque oasis a une monnaie spéciale.
Les pièces de Marie-Thérèse sont localisées à Gha-
damès et n'ont pas cours dans les autres oasis au
Nord. Les Arabes les acceptent cependant, mais bien
au-dessous de leur valeur de Ghadamès. Il serait
curieux de rechercher par quelles suites de circon-
stances toutes ces pièces sont venues s'enfouir dans
ce coin reculé. La monnaie turque a un cours plus
élevé à Ghadamès que dans le Nord ; la piastre vaut
vingt-cinq centimes, au lieu de vingt-deux, le bout-
zaïn cinquante ou soixante, au lieu de quarante-cinq.
Sur la place du marché la viande est vendue à la
criée. Le marchand s'avance en traînant derrière
lui un agneau ou un mouton. Il en demande d'abord
un prix exorbitant qui en éloigne tout acheteur. Il
.
GHADAMÊS 158
éduit alors ses prétentions. Dans la discussion et
les cris, le prix baisse souvent bien au-dessous du
chiffre primitif.
L'avenir de Ghadamès est difficile à préciser. Ville
tombée de déchéance en déchéance, elle n'a presque
plus de commerce. Les caravanes qui en faisaient
la richesse diminuent graduellement et bientôt les
Arabes n'auront plus intérêt à affronter les terribles
solitudes du Sahara, car les bénéfices qu'ils retirent
de leurs longs voyages deviennent insuffisants. La
moitié de la ville est déjà en ruine et en partie en-
fouie sous les sables envahisseurs. On chercherait
en vain une cause qui puisse donner un renouveau
de vie à cette oasis qui s'éteint lentement, abandon-
née de tous. Sa position seule peut la préserver
encore de l'abandon complet, mais il est hors de
doute que chaque jour la rapproche de sa ruine
définitive.
Elle a cependant eu, il y a quelque cinquante ans,
un renouveau d'éclosion lorsque les chrétiens ont
envahi l'Algérie et la Tunisie. La grande route
d'Afrique par Ghadamès fut alors parcourue par les
caravanes qui avaient été repoussées vers l'est en
voulant éviter de traverser des régions soumises aux
Roumis. Le joug turc, si clémente supporter, avait
donné à cette ville une impulsion nouvelle, mais si
l'Islam doit abandonner ces contrées, ce sera le
coup fatal porté à une ville qui eut jadis, pendant
un certain temps, son heure de gloire et de gran-
deur. Seule la France, qui grâce à son immense em-
pire colonial de l'Afrique occidentale possède des
moyens d'actions puissants, pourra peut-être dans
l'avenir sauver delà ruine complète cette villedéchue.
CHAPITRE Vil
RETOUR A NALOUT
Préparatifs. — Visite d'adieu. — Départ mouvementé. — Nuits d'éta-
pes. _ Traversée de la Sebkha de Mzézem. — Fatigues. — Un cha-
meau abandonné. — Marches fatigantes. — Le siroco. — Journées
pénibles. — Égarés dans les sables. — Nuit d'anxiété. — Petits
oiseaux. — Deuxième chameau abandonné. — Au Rir Zouzam. — Le
mariage de Mustapha. — Vers le Djebel. — Traversée de l'oued. —
Arrivée à Nalout. — Les officiers. — Au ksar. — De nouveau dans
notre ancienne demeure.
Notre départ de Ghadamès était fixé au 19 mai.
Nous devions revenir à Nalout par la voie la plus
rapide pour explorer en détail le Djebel Nefousa,
région sans contredit beaucoup plus intéressante
que les plateaux déserts de l'extrême sud.
La saison était avancée et la chaleur commençait
déjà à devenir suffocante dans ce pays bas, ouvert
à tous les vents brûlants du sud et protégé des
souffles tempérés du nord par les Hauts-Plateaux
qui forment comme un rempart, mettant à l'abri
tout l'arrière pays.
Pour éviter les marches pénibles sous les rayons
ardents d'un soleil de feu, nous fîmes ce parcours
peu intéressant et que nous connaissions déjà en
partie, par marches de nuit. La lune se levait de
RETOUR A NALOUT 1">
bonne heure et nous devions bénéficier d'une clarté
suffisante pour ne pas souffrir de l'obscurité absolue.
C'était notre dernier jour à Ghadamès; et le soir,
après un dîner rapide, nos chameliers et nos zaptiés
préparaient les bagages. Ce ne fut pas facile, car
après un séjour d'une certaine durée, les charges
sont dispersées et il faut beaucoup de tâtonnements
pour les rassembler et les combiner à nouveau.
Aussi un véritable branle-bas régnait dans toute
notre maison. On avait déjà emporté les lits et les
tables pliantes. Seul dans la grande salle qui avait
maintenant un air d'abandon, je me sentais le cœur
serré à la pensée que je quittais sans doute pour
toujours ce lieu où j'avais eu des sensations si
intimes et si profondes. Par la fenêtre grillée qui
donnait sur la rue, je voyais nos chameaux qu'on
chargeait au milieu des colis qui encombraient toute
la rue étroite et sombre.
Ma contemplation fut troublée par l'arrivée du
Kaïmakan. 11 tenait à me serrer une dernière fois
la main avant mon départ. Je le lis asseoir à côté
de moi, sur le large soubassement de pierre qui
occupait tout un coin de notre immense chambre.
Et là, à la clarté de la bougie, j'essayai tant bien
que mal de lui expliquer par gestes tout le plaisir
que j'avais goûté durant mon séjour. Mais la con-
versation était pénible par l'absence de mon inter-
prète Mustapha occupé en bas. Aussi nous ces
sâmes bientôt d'inutiles efforts qui n'arrivaient point
à nous faire comprendre et c'est dans un silence
profond que, désespérément, nous restâmes là, en
face l'un de l'autre. Je ne savais trop que faire
dans cette situation embarrassante et ce tête-à-tête
106 EN TRIPOUTA1NE
gênant. De temps en temps je rallumais une nou-
velle bougie pour remplacer celle qui venait de
s'éteindre. Au bout de deux heures Mahmoud Faousi
manifesta l'intention de se retirer et après les
saluts d'usage qui consistent à porter alternative-
ment la main à la bouche, au front et au cœur, il
quitta la maison. La nuit était tombée et je descen-
dis à mon tour l'étroit escalier de notre demeure.
Dans la rue, les chameaux étaient déjà en partie
prêts, chargés des lourdes cantines et des couffins.
Des bougies posées dans des anfractuosités de la
muraille, éclairaient faiblement ces bêtes énormes
rassemblées dans un espace trop étroit.
Les chameliers frappaient les bêtes pour les
faire avancer. Mais le couloir était resserré. Dans
l'obscurité les chameaux chargés se heurtaient les
uns les autres.
C'est avec la plus grande difficulté, au risque
nous-mêmes d'être écrasés entre les bêtes, que
nous parvînmes à faire avancer la caravane. Il nous
fallut longtemps pour sortir de ce dédale de rues et
à chaque instant nous étions pris entre les charges
et les murs des ruelles, au risque d'être broyés.
Enfin, après de longs efforts, nous atteignîmes la
porte principale de Ghadamès ; nous étions sauvés.
Je m'étais décidé pour ces étapes de nuit à monter
sur un chameau. Cette manière de voyager est moins
fatigante que le cheval. L'allure du chameau est
régulière et l'on peut s'assoupir un peu, ce qui repose
quand même, malgré le mouvement très pénible
d'arrière en avant qui secoue beaucoup.
La lune s'est levée. Elle semble énorme à l'extré-
mité de la plaine et jette sur le pays cette clarté
RETOUR A NALOUT 157
blanchâtre qui donne aux choses un aspect fantas-
tique. Nous cheminons silencieusement et les heures
passent monotones et lentes, troublées seulement
de temps en temps par les za! za! que les chame-
liers font retentir lorsque les bêtes ralentissent le
pas.
Les étapes de nuit à chameau sont fatigantes. C'est
à grand'peine qu'au bout de quelques heures nous
pouvions encore tenir les yeux ouverts. Mais il n'est
guère possible de somnoler, car au moment où
l'esprit s'endort, le corps perd l'équilibre et l'on
est réveillé en sursaut par une sensation brutale et
pénible de chute. On se raccroche tant bien que
mal aux cordages jusqu'à ce que peu à peu le som-
meil vous assaille de nouveau. Ces alternances
d'assoupissements et de brusques réveils sont une
des sensations les plus pénibles qu'il est possible
d'imaginer.
La nuit, lorsque la lune éclaire l'horizon, l'œil
n'est pas distrait par les détails du paysage comme
en plein jour. Il voit, mais des formes vagues et
sans précision, où l'absence de minutie n'excite ni
curiosité, ni intérêt. On se sent envahi par un en-
nui persistant, qui augmente à mesure que les
heures avancent.
Au matin, il devient difficile de lutter contre le
sommeil. C'est le moment le plus terrible; engourdi
par la fraîcheur, brisé par dix heures de chameau
sans arrêt, le voyageur meurt littéralement de som-
meil. C'est, on l'a dit, le supplice le plus terrible.
Il est impossible de s'abandonner à l'engourdisse-
ment, car on risque de perdre l'équilibre et de se
fracasser la tête en tombant de haut.
158 EN TRIPOLITAINE
Pendant ces nuits d'étape, il est prudent de porter
des lunettes fumées pour éviter les coups de lune
qui sont aussi dangereux pour les yeux que le soleil.
C'est par suite du manque de cette précaution qu'on
rencontre tant d'aveugles chez les Arabes qui ne
prennent pas la peine de soigner les ophtalmies
légères. Ces maux d'yeux, en se répétant, conduisent
souvent à la cécité.
Au petit jour nous atteignons, exténués, le lac de
Mzézem. Un siroco violent souffle du sud et la cha-
leur devient bientôt intolérable. Nous avançons
péniblement sur le gypse boursouflé et en face de
nous, à une dizaine de kilomètres, les quelques
palmiers de l'oasis semblent plantés sur le bord
d'un lac. J'ai hâte d'arriver, aussi je descends de
chameau et monte sur mon cheval. Mais la pauvre
bête, exténuée, trébuche à chaque pas et tombe sur
les genoux; je mets pied à terre et la tire par la
bride mais les forces me manquent. Je désespère
d'arriver. Un de nos chameaux fatigué se couche,
malgré les coups de bâton violents, il ne peut se
relever. Nous le déchargeons, rien n'y fait. La
pauvre bête gémissait lamentablement, mais elle
ne peut plus continuer à nous suivre. Nous répar-
tissons sa charge sur les autres chameaux et sommes
obligés de l'abandonner. Si une caravane ne passe
pas à cet endroit, elle va crever là. Mais comme il
y a encore une chance de salut, nous ne la tuons
pas. Quelques jours plus tard peut-être un nouveau
cadavre se trouvera à côté de la piste.
Il nous faut encore plusieurs heures pour atteindre
la petite palmeraie où nous campons la journée. Le
soir, nous repartons pour une nouvelle étape et au
RETOUR A NALOUT 159
bout de trois nuits monotones et fatigantes à travers
le désert de pierre, nous parvenons à Ghâoua en
suivant la même route que nous avions prise pour
aller à Ghadamès. A Ghâoua, nous sommes obligés
de rester deux journées, car les chameaux sont
fatigués par suite surtout du manque de nourriture
et du manque d'eau. En outre, nous avions une bête
en moins et celles qui restaient avaient été plus
lourdement chargées. Heureusement, à Châoua,
nous trouvons des chameaux de location.
Nous avions mis quatre nuits pour nous rendre
de Ghadamès à Ghâoua, il en faudra autant pour at-
teindre Nalout. Le vingt-quatre mai au soir, nous
quittons Châoua ; quelques heures après nous tra-
versons dans l'obscurité Sinâoun où j'avais passé
quelque temps auparavant et nous continuons notre
marche pendant toute la nuit dans une plaine abso-
lument unie. Un siroco violent s'est levé. Nous
sommes couverts de sueur et avons peine à respirer
cet air brûlant. Au matinnous faisons monter les tentes
mais au lieu de pouvoir jouir d'un peu de repos, nous
sommes littéralement grillés par l'effroyable chaleur.
Pour souffrir moins, nous nous enveloppons complè-
tement de nos épais burnous qui servent comme écran
à nous protéger contre l'air et la chaleur suffocante.
Il est impossible dans ces conditions de prendre
quelque repos et c'est à peine si nous pouvons nous
restaurer tellement nous sommes fatigués par cet
air pénible à supporter. La seconde nuit, nous attei-
gnons des sables formant une grande région de
dunes. Par malheur, la lune se lève maintenant bien
tard et il est impossible de repérer la route exacte-
ment. Nous entrons dans les dunes quoique mes
160 EX TRIPOLITAINE
compagnons eussent préféré attendre le lever de la
lune pour pouvoir se diriger avec plus de sécurité.
Nous traversons des monticules de sable pendant
plusieurs heures et il faut toute l'habileté de nos
Arabes pour ne pas égarer dans ce dédale les cha-
meaux qui marchent péniblement. Au boutd'un temps
qui paraît long, il me semble que nous tournons
sur nous-mêmes et que nous n'avançons plus. Je ne
dis cependant rien car j'ai peur de décourager mes
compagnons qui se seraient crus perdus. Mais
bientôt ce que je craignais arriva. Mes collègues,
fatigués par cette marche sinueuse et incertaine,
remarquèrent aussi les étranges lacets du chemin
parcouru. L'alarme était jetée. Pour comble de mal-
heur les bêtes, mal dirigées, se dispersent et c'est
bientôt une véritable débandade. Une partie de la
caravane s'égare même. A la suite d'appels longs et
violents elle finit par nous rejoindre. La situation
devient fort embarrassante, mais j'ai malgré tout
confiance dans notre guide : Daou, le Berbère fin et
rusé que j'ai avec moi depuis Nalout. Aussi je joue
le tout pour le tout en lui confiant notre sort à tous.
Nous tournons et retournons en tous sens; mes col-
lègues veulent me prouver que nous restons sur
place, mais je désire tenter l'expérience jusqu'au
bout car j'ai foi dans le flair de Daou. La difficulté
est de traverser les dunes de Gamfoudia dans la
partie la plus étroite de la largeur, car de chaque
côté les sables s'étendent sur des espaces vastes et
infranchissables. Après plusieurs heures de marche
pénible dans l'incertitude et l'anxiété, Daou, qui
nous précède, pousse une exclamation. La lune vient
de se lever et nous voyons en face de nous la fin des
RETOUR A NALOUT 161
dunes. Mes collègues estimèrent toujours que nous
avions tourné longtemps autour d'un même point,
mais je n'ose rien affirmer car j'en suis certain notre
guide était digne de confiance.
Au matin, une quantité de petits oiseaux, aux
couleurs vives, nous suivent. Ils viennent, on ne
sait d'où. Ces bestioles ne sont nullement crain-
tives, elles passent entre les jambes des chameaux
et se posent souvent sur les bagages. La journée,
quand les tentes sont montées elles y entrent et
viennent se reposer auprès de nous.
Le 26 mai, à quatre heures du matin, mon
chameau qui avançait avec peine depuis quelques
instants, s'arrête brusquement et se couche. Je
n'ai que le temps de sauter à terre et d'appeler Ma-
douk et Daou. A grands coups de bâton, ils es-
sayent de le relever, mais c'est en vain. Il reste là
et nous devons l'abandonner comme celui laissé
dans la Sebkha de Mzézem. On quitte à regret ces
fidèles serviteurs qui ont été les compagnons de
fatigue pendant des mois. Les chameaux semblent
se rendre compte que, lorsqu'ils s'arrêtent, c'est la
fin qui approche, aussi ce n'est que lorsqu'ils sont
à bout de forces qu'ils tombent pour ne plus se rele-
ver.
Le 26 nous passons la journée au Bir Zouzam.
Ce puits est situé au pied d'une petite colline, puits
profond au fond duquel nous ne recueillons qu'une
eau brunâtre imbuvable. C'est une cruelle déception
car on m'avait affirmé qu'à cet endroit l'eau était
bonne. Depuis trois journées nous ne buvions que
de l'eau conservée dans des peaux de bouc, eau sur-
chauffée et ayant un goût désagréable. Nos tentes
11
KÎ2 EN TRIPOLITAIXE
sont installées autour du puits, à l'exception de
celle des gendarmes. Nos zaptiés se sont séparés en
deux groupes pour la raison suivante. Mustapha qui
avait acheté, à Châoua, une mouquère s'est emparé
de la tente commune des gendarmes pour lui seul
et son épouse. Les zaptiés se sont prêtés de bonne
grâce à cette combinaison, mais, sans abri, ils souf-
frent pendant la journée de la chaleur. Malgré cela
ils ne se plaignent pas et ont construit avec leurs
fusils et leurs tuniques un petit abri sous lequel ils
se tapissent à l'ombre bien insuffisante. J'admirai la
camaraderie curieuse de ces gendarmes qui, tou-
jours en rivalité, avaient cependant laissé un des
leurs s'emparer de la tente.
Lorsqu'on arrive sur les Hauts-Plateaux, vers
Nalout, en venant du sud, il semble que la ville est
là, devant vous et qu'il ne reste que peu de chemin
à faire. Mais c'est un trompe-l'œil, carde tous côtés
le plateau où est située l'ancienne forteresse berbère
est séparé du reste des garas par un oued profond,
véritable fossé dont les parois sont verticales, et
qui entoure Nalout complètement. Pour gagner la
ville que l'on vienne de n'importe quel côté, il faut
commencer par descendre dans ce ravin, pour
remonter de l'autre côté.
C'est ce qui nous arrive et au moment où nous
croyons atteindre Nalout, il nous faut descendre au
fond de l'oued profond par un chemin rempli de
blocs énormes qui ralentissent beaucoup la marche
de nos chameaux. Arrivé au bas du ravin, j'aper-
çois un petit sentier qui escalade directement les ro-
cherspourse diriger en ligne droite sur Nalout. Mais
il n'est pas question de faire passer nos chameaux,
Le bord du Djebel est échancré par des vallées
profondes et ramifiées.
Un puits dans le Djebel Nalout.
RETOUR A NALOUT 163
fatigués, par ce sentier de chèvres. Aussi, tandis
que la caravane fait un long détour pour profiter
d'un chemin large et commode, j'escalade sur mon
cheval la pente abrupte et conduit par xMadouk et
un zaptié, j'atteins rapidement la capitale du Djebel
occidental.
Au ksar où je me rends directement j'apprends
avec désappointement que le Kaïmakan est absent.
Le soldat de garde me fait entrer dans une salle
basse de la forteresse, au milieu de laquelle, sur des
tapis, sont nonchalamment couchés les officiers
turcs, chefs de la garnison. Au milieu du groupe, la
théière. Les officiers me souhaitent la bienvenue et
m'offrent une place à côté d'eux. Le colonel, un pe-
tit vieux du plus étrange aspect, maigre, les habits
en lambeaux, les traits tirés, des yeux perçants,
semble très préoccupé à rouler ses cigarettes. Un
capitaine, à l'air plus martial, en face de moi, me
regarde curieusement, tandis que ses doigts font
manœuvrer les perles du chapelet qui ne quitte
jamais la main des Orientaux. L'ennui semble
régner parmi tous ces exilés. Le directeur de la
Poste est occupé à régler le réchaud à pétrole
qui fume épouvantablement. Cet instrument est
nouveau à Nalout, la colonie turque s'est cotisée
pour le faire venir à grands frais. Mes nouveaux
amis me font goûter de plusieurs sortes de thés et
il me faut aussi ingurgiter différentes infusions
faites avec des herbes du désert. Les officiers me
questionnent sur la route de Ghadamès et semblent
regarder avec étonnement ce Roumi qui n'a pas
craint de s'aventurer dans ce pays si inhospitalier.
Je leur raconte du mieux que je peux les péripéties
164 EN TRIPOLITAINE
de mon voyage, auxquelles ils paraissent s'intéresser
beaucoup. Leur plus grande crainte du reste était
d'être obligés, eux-mêmes, pour leur service, de se
rendre dans le sud. Nalout est déjà un assez misé-
rable lieu de séjour.
Pendant que nous causions, la caravane avance
et bientôt j'aperçois, à travers les meurtrières, nos
chameaux. Il est dix heures du matin. Les officiers
me conduisent dans la maison que nous avions
habitée un mois plus tôt et qui est prête pour nous
recevoir. Je les remercie vivement d'avoir eu l'atten-
tion de nous réserver cette habitation confortable.
Nous nous installons à nouveau dans notre ancienne
demeure pour nous reposer quelque temps, avant
d'entreprendre l'exploration du Djebel, qui sera lon-
gue et fatigante.
CHAPITRE VIII
LE DJEBEL-NALOUT
La grande falaise. — Forteresse naturelle. — Son importance stratégique.
— En route vers l'ouest. — Razaya. — Le village. — Le ksar. — Ex-
cursions. — Jalousie des Berbères. — Behibat. — Lois frontières. —
Ancien village. — Hamed Madouk. — Sa vie et ses espérances. —
Le caractère passionné et violent des Berbères. — Leurs qualités.
— Leurs défauts. — Une femme mourant de faim m'offre l'hospitalité.
— En route vers l'est. — Le bourg de Tirhtt. — Maisons invisibles. —
Les jardins étages. — Au bord du puits. — Les recrues de Tirhit.
— Mentalité des soldats berbères. — Le village de Mohamed. —
Le ksar en ruine. — En route pour Kabao. —A travers les oueds du
bord de la falaise. — Pénible étape. — L'oued Serous. — Les villages
des hauts plateaux. — Le Djebel Bedern.
Nous étions de nouveau au sommet de celte fa-
laise énorme qui s'élève comme une muraille de la
frontière tunisienne jusque vers Tripoli. Elle est
abrupte, et domine la plaine de trois à quatre
cents mètres. Grâce à cette barrière naturelle, il se-
rait bien difficile à une armée belligérante de péné-
trer dans larrière-pays.
Cette muraille a plus de quatre cents kilomètres
de longueur. Son bord, dans la région où je l'ai
parcouru, ne forme pas une ligne simple, mais le
plateau est échancré par des oueds immenses qui
se ramifient à l'intérieur en des ravins multiples et
HJ6 EX THIPOLITAINE
capricieux. Là où le ravin pénètre ainsi dans les
hauts plateaux et où l'accès de l'Hinterland serait,
pour cette cause, rendu facile, des ouvrages de
défense considérables et bien ordonnés défendent
le passage de ces points faibles. Du reste, les forte-
resses qui dominent la plaine de plusieurs centaines
de mètres sont invisibles de loin. Elles sont bâties
dans le rocher et se confondent avec lui. Il faut peu
de travail pour fortifier des points aussi faciles à
défendre et si les Turcs ont pu, il y a quelque quatre
cents ans, venir à bout des hordes guerrières du
pays, c'est surtout grâce aux luttes intestines des
tribus arabes entre elles, qu'ils ont atteint leur
but. Mais, maintenant, les conditions ne sont
plus les mêmes. La Turquie a envoyé dans le pays
des généraux habiles qui ont pour tâche de rassem-
bler sous le drapeau de l'Islam tous les habitants
aux caractères indépendants, d'en faire une cohorte
fanatique et puissante qui, à la première nouvelle
d'un envahissement du pays par les chrétiens, se
dresserait prête à tous les sacrifices, en haut de cette
muraille, derrière laquelle s'étendent les espaces
immenses et en partie inexplorés de la Tripoli-
taine.
Je parcourus tout d'abord la partie ouest des mon-
tagnes et, abandonnant la caravane à Nalout, je me
laissai guider par le Berbère Hamed Madoukqui était
originaire de Razaya, un petit village près de la fron-
tière tunisienne. Après avoir traversé le village de
Ilassian, que j'ai déjà signalé lors de notre voyage
vers Bir Zar et après être remonté sur le plateau,
nous cheminons plusieurs heures dans des vallon-
nements où les cultures sont abondantes. Notre che-
Razaya. — Les palmeraies.
Razaya. — La maison souterraine d'Hamed Madouk.
LE DJEBEL-NALOUT 167
min passe au milieu des oliviers ; il est bordé par
des champs de blé et d'orge. De tous côtés s'étendent
des plantations. Après plusieurs heures de marche,
nous pénétrons dans un ravin profond. Parmi les
blocs de rochers, nos deux chameaux et mon cheval
ont peine à se frayer un passage. C'est dans une
gorge étroite, qui rappelle les paysages désolés et
tristes de certaines hautes vallées alpines, que nous
dévalons au clair de lune. Mais bientôt, comme par
enchantement, le ravin s'élargit. Des dattiers et des
oliviers ont crû au milieu des pierres dans une par-
tie élargie de la petite vallée.
Nous sommes arrivés à Razaya, la patrie de Ma-
douk, mon fidèle domestique. Il désire me conduire
chez lui. Mais je cherche en vain un village, aucune
habitation n'est visible. Après avoir contourné un
roc, je me trouve en présence d'une ouverture sem-
blable à l'entrée d'une galerie de mine. Madouk fait
jouer la porte et nous pénétrons dans une petite
salle voûtée, creusée dans la roche même. Rien
n'est plus primitif que ce taudis encombré de vieux
sacs, de pierres et d'ustensiles bizarres.
Après avoir déchargé les chameaux et nous être
roulés dans nos couvertures, nous nous endormons
sur le sol dur de la maison souterraine.
Je passai les jours suivants à explorer les envi-
rons de Razaya. Les maisons du village sont repré-
sentées par de petits trous creusés dans l'argile et le
gypse de la falaise. On n'a pas fait ici de grandes
habitations ; chacune n'a qu'une chambre. Au bord
de la vallée, se pressent d'épaisses touffes de dat-
tiers. L'irrigation est facile grâce à une source, dont
l'eau se précipite de jardins en jardins.
J«8 EN TRIPOLITAINE
Au-dessus du village la pente est rapide. Elle
est dominée par la crête de la falaise du Djebel, au
haut de laquelle se dresse une vieille forteresse en
ruine. Le ksar Razaya, construit sur la hauteur,
sert encore à recevoir les provisions et les richesses
des habitants du district. C'est le seul point actuel-
lement habité de Razaya, les maisons du bas sont
abandonnées provisoirement par les habitants qui
campent dans la plaine au nord, dans leurs plan-
tations. Ils reviennent en été pendant la saison
chaude dans les habitations souterraines de la
montagne.
Du ksar Razaya, la vue s'étend au loin sur la
plaine fertile et cultivée. En face, un promontoire
allongé s'incurve vers l'est et limite le bled du côté
tunisien, ce sont les montagnes de Mbra-Ba et de
Zra-Ga derrière lesquelles se trouve la petite oasis
de Dehibat.
La plaine, au pied des montagnes, est couverte
de champs d'orge. Elle est bien cultivée. Les habi-
tants de Razaya y passent une partie de l'année
dans des gourbis au milieu des champs. Ces habi-
tations de fortune sont construites d'une façon des
plus primitives. Ce sont des huttes en branches, ou
des trous creusés dans le sol. Parfois simplement
des tentes.
Je passe plus d'une semaine dans ma grotte de
Razaya. Pendant le jour, j'excursionne dans les envi-
rons. Le soir, je couche devant la maison, à la
belle étoile, pour jouir de l'air frais et agréable de
la nuit. Madouk fait de son mieux pour que mon
séjour dans son village natal me soit agréable. De
la plaine, ses parents et amis viennent souvent nous
LE DJEBEL-NALOUT 169
voir. Tous ces braves Berbères me serrent cordiale-
ment la main en me priant de leur rendre visite à
mon tour. Je me rends un jour à une de ces invita-
tions. Nous descendons avec Madouk un petit che-
min rapide lorsque, derrière un promontoire que
nous venons de traverser, nous apercevons deux
mouquères. Madouk s'approche rapidement, il pa-
raît les connaître. La conversation est animée. Je
m'avance vers le groupe : il y a là une vieille femme
ridée et une jeune fille, drapées dans leurs mantes
bleues. La plus jeune des deux ne laisse voir qu'une
partie de la figure où deux yeux pétillent de malice.
La jeune fille me salue en me faisant un geste ami-
cal. Mon compagnon me lance un terrible regard;
grand, nerveux et violent il est superbe de fureur.
Nous quittons brusquement les deux femmes et
moitié railleur, moitié anxieux, je plaisante Madouk.
Je lui laisse croire que j'ai plu à la jeune fille. Je sens
Madouk ivre de jalousie. Il me répond que la mou-
quère m'a fait un signe d'amitié parce que je suis
son maître.
Quelques instants plus tard, nous atteignons le
pied de la montagne. Nous sommes très bien
reçus par les habitants des tentes, des Berbères
vieux et dignes. Ils me donnent la meilleure place
et préparent un excellent couscous que je mange
avec eux. Pendant la sieste Madouk disparaît. Il va
retrouver la petite mouquère, qui était sa fiancée,
comme je le sus plus tard.
Dans toutes mes excursions, j'allais seul avec ce
Berbère. Partout, nous reçûmes des habitants du dé-
sert le meilleur accueil. Le zaptié restait pendant ce
temps au campement. Un gendarme effarouche tou-
170 EN TRIPOLITAIiNE
jours et je préférais me trouver directement en con-
tact avec les populations du pays.
A l'ouest de Razaya se trouve une autre petite pal-
meraie qu'on appelle Ouezzan. Elle est peu impor-
tante. Une montagne la domine du haut de laquelle
on aperçoit Dehibat au milieu d'une plaine. Dehibat
est un point important par son trafic, mais sa posi-
tion même au fond d'une cuvette n'est pas bonne.
Je vis fort bien les habitations européennes de ce
poste militaire tunisien, le dernier qui ait quelque
importance dans le sud de la régence. Un capitaine
et quelques lieutenants commandent la garnison de
Dehibat. Ce poste est situé à l'écart des grandes
routes d'Afrique. Mais si le commerce du Sahara
avait une importance plus considérable par Ghada-
mès, Dehibat serait bien placé pour drainer le trafic
tunisien. C'est une étape pour les Arabes qui, de
Tunisie, se rendent dans le Djebel Nefousa. Dehi-
bat n'a donc qu'une importance plus ou moins lo-
cale qui est du reste fortement restreinte par la
sévérité exagérée avec laquelle la frontière est gar-
dée. Car du côté tunisien toute la région est consi-
dérée encore comme territoire militaire. Lorsque ce
gouvernement sera remplacé par un gouvernement
civil, l'importance des trafics augmentera sans doute
dans des proportions notables. Mais en attendant les
relations entre les deux pays sont rendues difficiles
par les vexations journalières et arbitraires que les
marchands qui font le transport des denrées onl à
subir des gouvernements voisins. Un Arabe qui
passe la frontière est saisi et jeté en prison s'il ne
possède pas un passeport régulier délivré par le gou-
verneur du cercle auquel il appartient. Lorsque des
K
3? |
3
Au Ksar Razaya. — Vue sur la plaine.
A droite Hamed Madouk.
Razaya. — La falaise du Djebel Nalout.
LE DJEBEL-NALOUT 171
troupeaux de moutons ou de chèvres s'égarent ou
même que des chameaux, tout en broutant, passent
cette ligne si sévèrement gardée, ils sont immédia-
tement saisis par la police et confisqués. Leurs pro-
priétaires ne peuvent les ravoir que par de longues
réclamations qui ne reçoivent du reste pas toujours
satisfaction. Les deux gouvernements agissent d'une
façon analogue mais les Turcs appliquent avec moins
de rigueur ces lois sévères.
C'est du moins ce que l'on m'a affirmé.
Ces procédés sévères avaient pour but de suppri-
mer le brigandage. Le résultat est sans doute atteint
depuis longtemps caries bandits n'existent plus. Ce
sont les innocents qui souffrent maintenant au lieu
des coupables. S'il y a encore quelques pirates ils
sont trop habiles pour se laisser prendre. Les me-
sures dirigées contre eux ne les atteignent pas (1).
Dans les environs de Razaya, il existe d'anciennes
habitations troglodytes. Je visitai un grand village
creusé à mi-côte dans les parois du Djebel. Madouk
avait vivement excité ma curiosité par les descrip-
tions de ces vastes habitations. C'est par une entrée,
obstruée en partie de décombres, que nous péné-
trons dans une salle spacieuse et grande qui a l'air
d'être abandonnée depuis très longtemps. Dans un
coin de grosses meules gisent, à moitié brisées;
des amas de poterie jonchent le sol. 11 semble que
dans cette partie reculée du Gazer de Giger il y ait
eu là anciennement une nombreuse population. Les
cavernes sont plus grandes qu'à Razaya. Du haut
(1) Grâce aux énergiques mesures prises par les gouverne-
ments français et turcs la sécurité règne maintenant le long de
la ligne frontière juqu'à Ghadamès.
172 EN TRIPOLITAINE
en bas de la montagne, j'en aperçois les ouvertures.
Ce village ruiné a été abandonné depuis une haute
antiquité car malgré mes questions, Madouk ne peut
rien m'apprendre de certain. Il connaît cependant
toutes les traditions du pays car il est un person-
nage important de la région.
Je profite de la solitude de ce coin perdu pour
questionner mon guide. Il me raconte en peu de
mots sa vie qui est celle de beaucoup de Berbères
du Djebel. Madouk me dévoile, dans ce décor bien
approprié aux confidences, une âme un peu sauvage,
mais sympathique par sa grandeur et sa sincérité.
Il appartient à une famille qui possède, à Razaya,
plusieurs jardins et beaucoup de dattiers. Ces jar-
dins, qu'il m'a fait visiter avec orgueil, m'ont paru
de bien peu de valeur. Mais c'est pour lui une ri-
chesse. Il aime ce coin de terre avec toute l'ardeur
fougueuse d'une nature passionnée. Depuis plusieurs
années la sécheresse règne dans le pays, aussi les
récoltes n'étant point assez abondantes, il était parti
pour Tripoli accompagné de sa mère. Il avait tra-
vaillé, cherchant à amasser un peu d'argent mais
malgré sa ferme volonté de faire des économies il
le dépensait au fur et à mesure. Il était resté long-
temps à Tripoli, remplissant les fonctions les plus
diverses, tantôt préparant les éponges, tantôt em-
ployé de la Régie des Tabacs ou garçon de peine.
Madouk s'était marié. Mais sa femme ne s'entendait
pas avec sa mère. Il l'avait répudiée. L'amour filial
avait été plus fort que son attachement pour sa
femme. Cette piété des enfants envers les parents
est générale. Elle est poussée jusqu'au plus profond
respect.
LE DJEBEL-iNALOUT 173
Madouk espérait gagner à Tripoli une bonne
somme d'argent pour acheter quelques chameaux,
revenir à Razaya avec sa vieille mère et épouser la
petite mouquère que j'avais aperçue. Avec ses cha-
meaux il irait vendre de temps en temps à Tripoli ou
dans les marchés tunisiens les daltes, les figues, les
raisins et les abricots que produiraient ses nombreux
jardins entretenus avec soin. Tel était son rêve.
Mais il n'était pas près d'être réalisé. Plein de cou-
rage pour travailler, plein de bonne volonté, mais
esprit sans suite et fantasque, Malouk se laissait
subitement entraîner par ses passions qui détrui-
saient en quelques jours le fruit de longues années
de travail.
Ce brave garçon m'était tout dévoué, mais il était
si nerveux qu'il ne se passait guère de jour que
je fusse obligé de lui faire des observations. Il était
trop indépendant pour les accepter. Plusieurs fois,
je fus sur le point de le renvoyer mais je reculais
toujours devant un tel dénouement car, quoique pi-
toyable domestique, Madouk était cependant un
excellent ami en qui je pouvais avoir toute confiance.
Il faisait de puissants efforts pour retenir les paroles
violentes qu'il laissait comme malgré lui échapper
de temps en temps, mais sa nature reprenait vite le
dessus. Berbère pure race, à la figure intelligente,
il avait concentré en lui toutes les qualités belles et
nobles de sa race, mais il en avait aussi tous les dé-
fauts. C'était un type vrai, aux sentiments puissants
et violents, qu'il ne fallait jamais froisser car alors,
lorsqu'il croyait avoir raison, ses yeux s'injectaient
de sang, son corps était tout secoué de tremble-
ments nerveux produits par une fureur qui veut
174 EN TRIPOLITAINE
éclater mais que l'esprit dompte. Tout était passion
chez lui, la passion dominait l'être, mais c'était une
passion comme on se plaît à en revêtir les héros
antiques, passion produite par une excessive fierté
et par l'impulsion directe de nobles sentiments.
Il est bien rare de rencontrer encore ces types ad-
mirables, dont le corps et l'esprit s'harmonisentavec
noblesse. La dégénérescence n'a point encore abâ-
tardi et gangrené ces peuples primitifs, isolés dans
des régions éloignées par des espaces difficiles à
franchir. Les écrivains de notre siècle qui ont fait de
si poignants tableaux de la fourberie et des basses-
ses de notre civilisation trouveront encore chez les
Berbères de ces régions reculées un réconfort à leur
désespoir naissant. Chez eux on se sent comme trans-
portés à une autre époque où les sentiments sont
étalés au grand jour. Sans doute les Arabes sont
voleurs et menteurs. Mais ce qu'ils n'ont pas, c'est
l'hypocrisie, ils volent et mentent ouvertement. Ils
ne cachent pas sous d'onctueuses et fausses paroles
la vérité. Ils sont vrais, vrais dans leurs passions,
vrais dans leurs sentiments, vrais dans leurs défauts
comme dans leurs qualités.
Et ces qualités sont admirables. En voici un
exemple. Nous retournions à Nalout, en suivant le
pied de la falaise. Il était midi et nous cherchions
dansles ravins un abri pour passer les heureschaudes
de la journée, lorsque soudain, Madouk, qui était un
peu en avant, me fit signe de le suivre au fond d'une
sorte d'excavation. Je sautai à bas de mon cheval et
m'avançai. Il me conduisit au fond d'un trou qui
pouvait nous servir d'abri. Mais soudain une femme
en sortit. Lamentable loque humaine, maigre et dé-
LE DJEBEL-NALOUT 17:>
charnée, elle manifesta à notre vue un profond dé-
sespoir. Une conversation s'engagea entre cette
femme encore jeune et mon domestique. Je m'in-
formai de ce qu'elle voulait. Cette femme était dé-
solée de notre arrivée car elle n'avait rien à nous
offrir. Depuis deux journées, elle et les six enfants
en bas âge qui se pressaient autour d'elle n'avaient
rien mangé. Elle était affolée à la pensée que des
étrangers arrivaient ici dans sa maison et qu'elle ne
pouvait rien leur donner. La misère avait forcé son
mari à partir en Tunisie plusieurs mois auparavant
pour chercher du travail. Depuis lors il n'avait
donné aucune nouvelle à sa famille qui vivait là dans
ce fond de ravin, manquant de tout, dans la misère
la plus atroce. Je fis comprendre à cette brave
femme que nous ne voulions rien accepter, mais,
qu'au contraire, nous serions heureux de lui offrir
des vivres. Elle parut fortement offusquée de cette
idée. L'hospitalité sacrée berbère était mise en
défaut cette fois et sans doute c'était pour elle un
véritable péché que de recevoir dans sa maison un
voyageur auquel elle ne put pas donner le tradition-
nel couscous. Elle mit sens dessus dessous sa misé-
rable chambre. Elle étala ses hardes pour nous en
faire un tapis et elle s'efforça de nous préparer un
logis sinon agréable du moins confortable. Je ne
pouvais refuser tous ces efforts car cela lui aurait
fait trop de peine. Nous passâmes là plusieurs heures
et au moment de partir, je voulus lui laisser nos
provisions, mais comme elle les aurait refusées,
j'eus recours à un subterfuge. Subrepticement, lors-
que la femme ne me vit point, je cachai tout ce qui
restait de nos vivres au fond de la grotte, sous les
1T6 EN TRIPOLITAINE
hardes. 11 était certain qu'après notre départ, en
rangeant ses affaires elle verrait le cadeau et qu'elle
en profiterait au moins pour ses enfants. J'étais
profondément ému de la grandeur de ces sen-
timents élevés, si naturels et si spontanés chez ces
êtres misérables, chez ces barbares, comme nous
les appelons souvent. Le naturel du geste de donner
est, chez eux, instinctif, la vieille hospitalité s'est
conservée avec tout son caractère d'autrefois.
Je fis plus tard ce qui était en mon pouvoir pour
atténuer la misère qui s'était abattue sur cette fa-
mille délaissée, en signalant au Kaïmakan deNalout
cette lamentable histoire. Des secours furent en-
voyés par le gouverneur à la malheureuse.
Après quelques jours de repos à Naloutdans nos
souterrains confortables et spacieux, je repartis
vers l'Est pour un vaste village qui m'était signalé
à quelques heures du chef-lieu. Je traversai l'oued
Bou-el-Hassa, dont les ramifications isolent le pla-
teau de Nalout. Nous le suivîmes un instant vers
l'amont et après l'avoir franchi, nous pénétrâmes
dans une vallée latérale qui, étroite et profonde,
s'enfonce dans les hauts plateaux. Nous cheminions
au milieu du dédale des roches cahotiques et il me
semblait à chaque instant arriver à l'extrémité de la
vallée. Mais sa forme était si capricieuse et ses con-
tours si incertains que toujours une sinuosité brus-
que et inattendue mettait en face de nous un nouveau
tronçon. Je ne voyais pas du tout dans ces sauvages
régions où pouvait percher le si grand village que
l'on m'avait signalé et je traitais déjà d'exagéré le
tableau qu'on m'en avait fait.
Au moment où je désespérais d'arriver, une cita-
Les jardins en gradins
Tirhit
La vallée de Tirhit.
Le Ksar
Tirhit
LE DJEBEL-NALOUT 177
délie apparut, perchée en haut d'une paroi. Je devi-
nais partout dans les roches des habitations souter-
raines et en regardant plus attentivement, je cons-
tatai l'existence des multiples fenêtres qui donnaient
le jour dans les habitations des troglodytes. C'était
Tirhit, grand et important bourg, que j'atteignis
quelques instants plus tard. Les habitants vinrent
au-devant de moi. Je fus très embarrassé, car cha-
cun voulait m'entraîner chez lui pour m'offrir sa
maison. Je choisis celle qui se trouvait tout en bas
du village et m'y installai. J'étais à peine arrivé
que je reçus des cadeaux : du legbi frais, des
dattes, une gazelle et des œufs. Et je ne pouvais pas
refuser ces offrandes, car les habitants l'auraient
pris en fort mauvaise part.
Tirhit est un village qui compte plusieurs centaines
d'habitants. Ils vivent dans les maisons étagées en
gradins sous le ksar qui occupe la partie culminante
d'un éperon rocheux s'avançant dans une partie élar-
gie de la vallée. La forteresse et les maisons sont à
peine visibles de loin, on ne les aperçoit que lorsqu'on
est à côté. Leur teinte se confond avec le gris des
grès calcaires du soubassement.
La principale vallée de Tirhit se résout près de
cette localité en une multitude de ravins encaissés,
au fond desquels croît une végétation clairsemée.
Pour rassembler l'eau des rares pluies les habitants
ont construit des barrages. Entre chaque barrage,
sur une petite plate-forme, se trouve un jardin.
L'eau s'écoule d'un jardin dans un autre, il n'y en a
pas une goutte de perdue.
Le puits de Tirhit est situé un peu en amont au
iond de la vallée. Le soir, cet endroitest plein d'ani-
12
178 EX TRIPOLITAINE
mation car toutes les mouquères du village vien-
nent y puiser l'eau avec leurs gherbas. Des pal-
miers ombragent ce site délicieux. J'eus la bonne
fortune, un jour qu'aucun Arabe ne me voyait, d'y
photographier quelques femmes, seules au bord
du puits. Le site était tranquille, isolé, dominé par
les gradins qui forment les flancs de la vallée. Le
tableau était charmant. Les femmes avaient écarté
leurs mantes bleues et souriaient. Nul bruit, nul
murmure ne venait troubler le silence du soir mon-
tant. Mais soudain la voix braillarde d'un Arabe
farouche vint rompre le charme et me força à prendre
une attitude d'indifférence et d'ennui. Je ne voulais
pas exciter la jalousie des habitants du village et je
détournai tranquillement les yeux. Un peu plus
tard je retrouvai Madouk qui, dans la case obscure,
devant le feu, préparait le dîner.
En attendant je causais avec plusieurs soldats
qui étaient là, habillés de superbes habits neufs.
C'étaient de nouvelles recrues qui venaient me
rendre visite. Elles étaient originaires de Tirhit.
C'était la première fois qu'elles portaient l'uniforme.
Ces jeunes soldats avaient une physionomie agréable
et m'inspiraient une véritable sympathie.
Mes compagnons avaient l'air embarrassé de gens
qui désiraient quelque chose. Je faisais de mon
mieux pour les encourager à me confier ce qu'ils
voulaient me dire. Je les questionnais sur le service
militaire. Ce que j'appris était intéressant, car c'était
l'opinion prise à la source même de ce que pen-
saient les indigènes du service militaire obligatoire
auquel ils étaient soumis depuis quelques années.
Ces Berbères craignaient d'être envoyés au loin par
-a
u
M
ci-
ra
LE DJEBEL-NALOUT 179
les Turcs pour des guerres qui ne les intéressaient
pas. Cette crainte provenait sans doute des récits
exagérés que des soldats ottomans s'étaient plu à
raconter à ces âmes simples et crédules, dans le
but de s'entourer d'une auréole de gloire et d'exciter
l'admiration. Mais, d'autre part, ils étaient una-
nimes à désirer se battre en Tripolitaine au cas
d'un envahissement de chrétiens et surtout des
Italiens, car, quoique ignorants ils font parfaite-
ment la différence entre les différentes nationalités
européennes. J'acquis la conviction que lorsque la
Turquie sera attaquée par les Italiens, les Berbères
se lèveront en masse pour repousser l'ennemi com-
mun. Tous les Berbères oubliant leurs vieilles
haines se rallieronl sous le drapeau turc. La Tur-
quie a sauvé des milliers de malheureux en combat-
tant la famine et les Berbères sont reconnaissants
des efforts faits pour eux; aussi la guerre qui éclate
en ce moment provoquera une levée en masse des
populations berbères. Si elles avaient eu à souffrir
du joug ottoman, comme on l'a insinué, elles profite-
raient au contraire de l'occasion pour se soulever
contre les Turcs.
Je revis souvent les conscrits. Une intimité s'éta-
blit entre nous, je commençais à les connaître et à
démêler leurs sentiments. Comme chrétien, je ne
pouvais pas arriver à une entente parfaite ; je
m'étonnais cependant qu'ils ne me montrassent
aucune hostilité. Je leur en fis la remarque, car ils
m'avaient dit qu'ils repousseraient les chrétiens si
ceux-ci venaient chez eux. Mais j'étais considéré
comme un hôte. L'étranger qui arrive en pays mu-
sulman, n'importe où, est bien reçu. Le sentiment
180 EN TRIPOLITAINE
de l'hospitalité est inné chez les Berbères. Que le
nouveau venu soit chrétien, qu'il soit un ennemi hé-
réditaire de leur race, il sera cependant protégé s'il
se confie à eux.
Ces soldats désiraient s'instruire. Ils me deman-
dèrent de leur apprendre les chiffres et les lettres.
Ils sortirent chacun de leur veste un feuillet de pa-
pier et un crayon. Ils passèrent des heures à essayer
d'imiter les modèles que je leur faisais. Ils au-
raient aimé continuer à travailler et apprendre beau-
coup de choses. Ils montraient beaucoup de zèle
pour ce travail qui devait être compliqué pour des
esprits aussi rudes. Ils désiraient apprendre et me
supplièrent même de rester parmi eux pour les ins-
truire. Ils étaient drôles ces grands enfants mala-
droits auxquels j'enseignais ces choses si simples,
mais leur application était grande, ils avaient le
désir d'arriver.
Notre caravane me rejointe Tirhit. Le soir de son
arrivée, posté sur la terrasse devant ma demeure,
j'entends les cris des chameliers et le bruit sourd
qui monte du fond de la vallée. C'est la caravane qui
traverse un passage étroit et difficile. Peu à peu,
surgissent en dessous de moi les bêtes pareilles
à des ombres fantastiques ; elles escaladent la pente
rapide et incommode qui conduit au village. Il faut
plusieurs heures avant que la caravane soit ras-
semblée sur l'esplanade.
Nous sommes tous rassemblés à Tirhit. Quelques
jours plus tard, nous partons vers l'est pour visiter
les villages situés sur le haut de la falaise du Djebel
villages nombreux, importants, très rapprochés les
uns des autres.
Le Ksar
Les habitations du village de Hohammed
se confondent avec le rocher.
Le village de Kabao et notre campement.
LE DJEBEL-NALOLT 181
De Tirhit, en remontant le ravin qui vient mourir
en s'amorçant sur le haut plateau, on atteint facile-
ment la hauteur. Le plateau est ici à une altitude
de 640 mètres, un peu plus élevé qu'à Nalout. Il
continue à se relever progressivement vers Test,
entaillé profondément sur sa bordure par des
gorges étroites, ramifiées, qui s'enfoncent au loin
dans l'intérieur, souvent sur une longueur de plu-
sieurs dizaines de kilomètres. Il est presque im-
possible de cheminer le long de la falaise trop
près de sa bordure nord, car alors on est obligé à
des descentes et des montées continuelles très pé-
nibles. Aussi tandis que le gros delà caravane passe
par le sud pour éviter ces dépressions nombreuses,
je les traverse facilement avec mon cheval, le brave
et infatigable Sucre, dont le pied sûr me transporte
.en toute sécurité, même dans les endroits les plus
périlleux.
Ces ravins sont si profonds, si rapprochés et la
dentelure de la falaise estpoussée si loin qu'on passe
des journées entières à monter et à descendre. Une
des premières localités où nous campons, à une
dizaine de kilomètres à l'est de Tirhit, est le village
de Hohammed.
Le ksar apparaît en haut d'un ravin encaissé. Sur
notre gauche, il s'élève ressemblant à une énorme
masse rocheuse percée de trous. Une moitié du bâti-
ment séparée par une fissure béante s'incline sur
l'abîme. Cette ancienne forteresse délabrée, dont une
partie ne tient plus que par un miracle d'équilibre,
ne se distingue pas du rocher. Seules les meurtrières
nombreuses indiquent qu'il y a là une citadelle impo-
sante. Tout autour, je devine de nombreuses mai-
182 EN TRIPOLITAINE
sons, enfouies dans les rocs, cachées aux regards
indiscrets. Les habitants, blottis entre les roches,
nous regardent passer.
Le norfi de Hohammed désigne quelques petites
bourgades éparpillées sur le plateau et qui ensemble
comptent plusieurs milliers d'habitants.
Le lendemain à l'aurore, je pars avec mon
guide. Je dois retrouver mes compagnons dans un
village grand et réputé, situé à quelques heures de
Hohammed. Nous atteignons bientôt Talat. De cet
endroit qui domine le pays, une vieille femme nous
indique en face de nous Kabao, situé à quelques
kilomètres. Aussi c'est tout en flânant que nous par-
courons les oueds qui nous séparent du but. Au
fond de l'un d'eux nous nous endormons à l'ombre
d'un figuier. Mais le soleil monte. Je réveille Hamed
en lui rappelant que nous n'avons pas emporté de
provisions et qu'il nous faut arriver avant midi au
village. Nous reprenons notre course, sûrs d'at-
teindre rapidement Kabao.
Après avoir escaladé les pentes de l'oued, nous
sommes de nouveau en face de Kabao, dont les mai-
sons blanches scintillent sous le1 soleil de midi.
Mais au moment où il nous semble atteindre le but,
un nouvel oued, aussi profond que le précédent,
s'offre à nous. Nous sommes forcés de le traver-
ser, mais quel n'est pas notre désespoir lorsque,
remontés de l'autre côté, nous voyons une nouvelle
dépression à franchir. Sans force, nous redescen-
dons à travers les éboulis. Depuis dix-huit heures
nous n'avons rien mangé. Aussi, au fond de l'oued
nous cherchons dans les figuiers quelques fruits,
mais ils ne sont pas mûrs. La nuit tombe, mon
L'Oued Serous.
Le village de Tinzeret.
LE DJEBEL-NALOUT 183
compagnon me propose de coucher là. Il me prêtera
son burnous et le lendemain au jour nous reparti-
rons.
Mais il faut encore tenter un dernier effort, essayer
d'arriver à tout prix à Kabao. La nuit est obscure,
sans lune. Nous nous traînons au fond de l'oued
parmi des blocs énormes. Sucre glisse sur les pierres
polies. Il ne peut plus me porter. Je descends de
cheval et tandis que Madouk devant moi le conduit
par la bride, je suis tant bien que mal. Nous traver-
sons ainsi encore quatre oueds. Il y en a toujours
de nouveaux. Je suis désespéré et tombe finalement,
n'en pouvant plus. Madouk se couche à mes côtés.
Lui aussi n'a plus décourage. Nous sommes perdus.
Madouk est résigné. Allah l'a voulu ! tout est fini !
La faim nous torture et le froid nous transit. De-
puis vingt heures nous n'avons mangé que quelques
figues pas mûres et nous avons cheminé presque
sans arrêt. Mon cheval, étendu à nos côtés lèche les
pierres. Le tableau du groupe est lamentable.
Nous restons là longtemps, inconscients du temps
qui fuit.
Un bruit lugubre, semblable à un ululement long
et plaintif, retentit soudain, dans les rochers. Il se
répercute, sinistre, dans la vallée.
Madouk est debout, il écoute attentivement la
plainte qui recommence et se tournant vers moi,
frémissant, il me dit : « C'est un chien, le village
est là-haut. » Mais cette nouvelle n'est plus faite
pour me réjouir. Tombé dans un demi-coma, incon-
scient des choses, mon esprit plane dans le monde
des rêves. Je suis presque irrité contre Madouk qui
brutalement me tire de ma songerie.
184 EN TRIPOLITAINE
Nous escaladons les roches avec peine. Je sens
ma tête bourdonner. Je rends responsable de nos
malheurs mon fidèle domestique
Pendant trois heures nous montons ainsi, avec
des alternatives d'espoir et de désolation. Je crus
que jamais nous n'atteindrions le village. Nul bruit
ne s'entendait plus. Un doute nous envahit. Nous
n'osions le formuler.
Enfin, au-dessus de nous, des murs blancs se
devinent dans l'obscurité. Cette vue nous donne du
courage et, en nous traînant sur les genoux, nous
atteignons la bourgade.
Nous étions sauvés. A cinquante mètres en face,
sur le plateau, un grand feu brille, allumé par les
soins de mes compagnons qui avaient pris la pré-
caution d'entretenir toute la nuit ce signal de rallie-
ment. En quelques instants nous sommes au cam-
pement de la mission.
Après Kabao, sur le bord de la falaise, les villages
se pressent nombreux. Ils se ressemblent tous. Ce
sont les mêmes amas de ruines dominées par des
forteresses. Nous traversons Tanizin et Tindimira.
Cette dernière localité domine un oued large de plu-
sieurs kilomètres, l'oued Serous, le plus important
de la région, avec, au fond, des îlots de palmiers.
Nous le traversons.
De l'autre côté, la falaise s'élève verticale. Un sen-
tier à peine tracé conduit au village de Msafar dont
tous les habitants, perchés sur les rochers, nous
observent, tandis que nous escaladons lentement la
pente abrupte ou que nous cheminons avec précau-
tion le long de corniches étroites qui dominent le
vide.
Bedern. — Le campement.
Le Djebel Bedern vu de la plaine.
Après Msafar, sur le haut du plateau, Tinzeret, très
grand village, est accroché au bord du précipice.
A Tinzeret, nous quittons la falaise pour des-
cendre de la plaine en suivant le ravin encaissé qui
part du village et s'ouvre largement vers le nord,
divisé plus loin en deux tronçons par le Djebel Be-
dern. Cette montagne fait partie des hauts plateaux,
mais elle en est séparée par une échancrure large et
profonde qui l'isole complètement. Mais l'on peut
raccorder par la pensée les couches calcaires qui la
forment à celles du Djebel principal, car elles en sont
la continuation très nette et évidente.
Le Djebel Bedern est divisé à son tour par plu-
sieurs découpures qui forment des cols occupés par
une série de villages.
C'est au pied du village de Bedern, le plus orien-
tal, à l'ombre de quelques palmiers que nous éta-
blissons nos tentes. Le site est pittoresque, tran-
quille et plein de charme. L'horizon est restreint
par les parois diffuses de la falaise. Au nord, les
strates du Djebel Bedern nous dominent. La vue se
repose avec complaisance sur ce spectacle limité
dont nous jouissons après avoir considéré pendant
des mois les horizons sans fin et monotones des
déserts du sud.
De Bedern, nous gagnons la plaine. Des taches
sombres indiquent dans le lointain les oasis de
Diouche, grandes et belles palmeraies situées à une
dizaine de kilomètres au nord.
CHAPITRE IX
LE DJEBEL FASSATO
La palmeraie de Diouche.— Réception du Kaïmakan. — La source.
— La cavalerie turque. - Les chevaux berbères. — Pente anormale
des oueds. — Affaissement du pays au Sud. — Grand mouvement de
bascule. — Généralité du phénomène. — Élévation du plateau de
l'Ouest vers l'Est. — L'oasis de Chekchouk. — Le château des Rou-
mis. — L'échancrure de Fassato. — Le porteur de legbi. — Le vil-
lage de Mezrour. — A Génaoun. — Imagination berbère. — Soup-
çons. — Malentendus. — Djâdo. — Dans le bar. — Le Kaïmakan de
Fassato. — Les autorités. — Le médecin. — Le pharmacien. — Le
climat sec du Djebel. — Malpropreté des habitants. — Sa cau^e.
— Sur les hauts plateaux. — Forêts d'oliviers. — Les villages. —
Ryana.
Les palmeraies de Diouche, Chekchouk et Mas-
sida sont situées dans la plaine à quelques heures
du bord de la falaise. Bien arrosés par des sources
dont les eaux sont abondantes et limpides leurs jar-
dins sont verdoyants et fertiles.
Le sol est moins aride que sur les hauts plateaux.
La position même des oasis au pied de la falaise à
l'endroit où les eaux sortent de réservoirs souter-
rains est excellente. De toute part les oueds con-
vergent vers ces oasis. On peut suivre grâce aux
traînées vertes et ramifiées les cours souterrains de
plusieurs rivières.
LE DJEBEL FASSATO 187
Depuis peu de temps il réside à Diouche un Kaï-
makan, ancien général de l'armée turque. Nous étions
à peine arrivés qu'il se présente en habit de gala.
J'avais décidé de nous installer dans l'oasis même à
l'ombre des dattiers. La verdure du feuillage repo-
sera nos yeux éblouis par l'éclat des rochers.
Le Kaïmakan désire absolument m'offrir sa mai-
son. Mais je persiste dans mon idée première de
camper dans l'oasis. Cet excellent fonctionnaire fait
alors nettoyer par une douzaine de soldats la meil-
leure place, arroser le sol et les plantes pour rafraî-
chir Patmosphère. Il couvre le sol de l'oasis d'épais
tapis turcs sur lesquels nous nous étendons avec
délice tandis que les soldats nous apportent le café
et d'exquises cigarettes. Et pour parfaire cet accueil
si courtois il nous offre une gazelle et un mouton.
Le Kaïmakan va et vient devant nous, vif, alerte, il
se désole de ne pouvoir faire plus. Je ne sais com-
ment le remercier d'une réception aussi chaleu-
reuse.
Le village de Diouche est assez grand. Je rends
visite au juge, Arabe superbe et imposant dans sa
robe blanche couverte de dentelles.
Le ksar domine le village de l'autre côté de la
petite vallée où coule l'eau de la source, mince filet
clair et limpide qui va se perdre dans la plaine plus
au nord.
Un régiment de cavalerie campe autour de la
forteresse. C'est un beau spectacle de voir cette
troupe d'élite manœuvrer dans les environs. Les
petits chevaux aux jarrets d'acier, fébriles, impa-
tients, partent en des galops effrénés. Le soldat est
raide sur sa selle, immobile comme une statue. J'ad-
188 EX TRIP0LITA1XE
mirai les formes nerveuses de ces chevaux. Le
cheval berbère ne mange presque rien. 11 supporte
la faim avec courage. Un peu d'orge et un peu d'eau
le soir lui suffisent pour l'étape. Son galop dans la
plaine est rapide, mais il rend de non moins grands
services aussi dans la montagne. J'en fis souvent
l'expérience avec Sucre, mon petit cheval infatigable
qui me transporta pendant quatre mois. Son intel-
ligence était étonnante. Un jour dans les rochers le
passage à franchir était difficile et dangereux. Sur
les corniches surplombantes je dirigeais au hasard
ma monture. Soudain la brave petite bête secoua vive-
ment la tête pour me faire lâcher les rênes que dans
mon hésitation je tiraillais maladroitement. Je n'eus
que le temps de saisir la crinière à pleines mains,
car, dans un effort subit et violent, Sucre, les jarrets
tendus, les narines frémissantes, avait escaladé les
derniers gradins du rocher qui me paraissaient in-
franchissables quelques instants auparavant.
Dès ce jour, aux endroits difficiles, je laissais
Sucre agira sa guise. Je m'abandonnais à son ins-
tinct intelligent et hardi. Lorsque le passage était
vraiment trop périlleux la noble bête frémissait
d'impatience et poussait des gémissements plaintifs.
C'était l'indice certain qu'il n'était pas possible de
passer et que l'obstacle devait être contourné.
De Diouche nous nous dirigeons vers les oasis de
Chekckouk, à l'est, en parcourant le bled dont la vé-
gétation maigre ne consiste qu'en petits arbustes
rabougris. Le Kaïmakan pousse l'amabilité jusqu'à
nous accompagner pendant plusieurs heures avec
tout son état-major d'officiers et de dignitaires de
l'endroit.
Diouche. — La source.
Le Kaïmakan de Diouche nous accompagne
pendant plusieurs heures.
LE DJEBEL FASSATO 189
Nous traversons entre Diouche et Chekchouk
une série d'oueds profonds et secs dont le fond est
recouvert de blocs roulés et de graviers. Ces anciens
lits de rivières présentent une particularité curieuse
et qui témoigne de dislocations récentes de tout le
pays. Au lieu de s'abaisser des montagnes vers la
mer et vers le nord comme on serait en droit de le
supposer, le lit des oueds s'élève au contraire de
la base de la falaise vers la mer. La pente est in-
sensible, mais cependant appréciable sur une cin-
quantaine de kilomètres jusqu'à une ligne de faîte
qui court de l'Ouest à l'Est parallèlement à la falaise.
Une pareille anomalie ne peut s'expliquer que par
un mouvement général du sol qui s'est affaissé au
Sud. Il y a eu un mouvement de bascule qui a affecté
les thalweg. Le relief hydrographique devait être
indiqué déjà avant ce mouvement d'affaissement de
l'arrière-pays qui a une date récente, postérieure au
creusement des oueds. Ce phénomène est général,
car il est observable sur plusieurs centaines de kilo-
mètres de longueur. La pente anormale des oueds
est la même que l'inclinaison des strates calcaires
des hauts plateaux qui, du bord de la falaise, s'in-
clinent aussi vers le Sud d'une façon insensible,
mais constante.
C'est par suite de ce phénomène de bascule que la
hauteur diminue régulièrement à mesure que l'on
s'éloigne du bord de la falaise. Les quelques alti-
tudes suivantes prises dans une série de localités
du Nord au Sud sont caractéristiques. Nalout est à
620 mètres, Bir Zar à 5oo mètres, Châoua à 45o et
finalement Ghadamès à 35o. Mais si, dans cet ordre
d'idées, on considère le plateau dans son développe-
190 EN TRIPOLITAINE
pement suivant la latitude on remarque une éléva-
tion progressive de l'Ouest vers l'Est. Djâdo atteint
710 mètres et le Djebel Tracet 900 mètres. Ces indi-
cations mettent en lumière des mouvements de ter-
rains énormes mais de faibles amplitudes. Ils déter-
minent la nature du pays tel qu'il se présente à nous
actuellement, grands espaces informes, monotones
dans leur constitution comme dans leur structure.
Vers l'Est les conditions générales changent par
l'apparition de nouveaux éléments géologiques. Ces
éléments apportent dans le relief une variété qui
rompt la monotonie du paysage.
Les palmeraies de Chekchouk sont situées en
face du débouché d'une vallée large et importante.
Elles sont arrosées par des sources au débit
abondant. Plusieurs villages situés sur de petites
collines dominent les nombreux jardins bien irri-
gués. Sur un monticule, s'élèvent les ruines d'un
ancien fort. Les indigènes l'appellent Le Château
des Roumis.
Son origine est obscure. Ce château aurait été
construit par les Espagnols et serait le reste d'im-
portants ouvrages de défense. 11 est possible qu'il
y ait du vrai dans ces racontars, car les Espagnols
ont bien occupé le pays vers i520. Mais dans les
vieilles salles croulantes de l'ancienne forteresse,
aucun indice ne vient à l'appui de ces « on dit ».
Ce château n'est peut-être qu'une ancienne forte-
resse berbère remarquable par ses dimensions,
mais la tradition veut qu'il ait été construit par des
chrétiens. La position même de la forteresse au
pied de la haute falaise n'est pas favorable à l'idée
d'une construction berbère. Les indigènes du Dje-
;bel fassato
toujours perché leurs citadelles au haut des
rochers les plus abrupts. Elles ressemblent à de
véritables nids d'aigles qui dominent le pays. Ce
serait une exception dans le Djebel que ce château
berbère construit au débouché d'une vaste vallée
dans la plaine.
De Ghekchouk nous quittons la plaine pour nous
enfoncer directement au Sud. En ce point une échan-
crure béante rompt la continuité de la falaise. Pres-
que partout où la montagne est profondément en-
taillée les villages occupent les bords de la dente-
lure dessinée dans les hauts plateaux.
A droite, Mezrour domine la plaine faisant face
à Djâdo, grande agglomération, chef-lieu de dis-
trict. Entre ces deux localités, au fond de la vallée,
nous campons dans la petite bourgade de Génaoum.
Il y a d'autres villages encore, qui occupent soit le
fond de l'oued, soit le haut du plateau.
Un chemin escarpé conduit à Mezrour. Du haut
de la falaise, on admire la plaine, blanche et
grise, toute sillonnée par les ravins et les oueds
qui convergent vers les oasis de Chekchouk dont
les palmiers forment plusieurs taches sombres. Le
relief est accentué par le jour matinal qui projette
des ombres allongées derrière les éminences. Au
premier plan, c'est le chaos des masses éboulées
et désagrégées, qui du haut de la muraille se sont
écrasées dans la plaine.
Parmi les creux et les bosses, le burnous blanc
d'un Berbère apparaît. Cet homme chemine solitaire
et a bientôt fait d'atteindre le promontoire sur lequel
nous sommes en observation. Il se rend à Mezrour
et je suis heureux de l'avoir comme guide. Il porte
192 EN TRIPOLITAINE
dans ce village du vin de palme. Ce sont les oasis du
bas qui fournissent aux habitants du haut plateau
la boisson rafraîchissante. Le porteur qui vient de
nous rejoindre fait cette course chaque jour. Avec
lui nous escaladons les derniers contreforts pour
atteindre sur la plateau ondulé, au milieu des oli-
viers et des jardins, les maisons blanches, spacieuses
et propres deMezrour.
Nous arrivons dans une partie du Djebel très peu-
plée. Les habitations y sont confortables et bien con-
struites. Le pays est ici plus riche, les habitants
plus nombreux et plus industrieux qu'ailleurs.
Une mosquée, dont la coupole éclatante de blan-
cheur domine les maisons, donne une impression
de civilisation et de bien-être. Des marabouts, au
milieu des jardins, à l'ombre des oliviers, font de
ce coin un véritable paradis tranquille, où il est
agréable de pénétrer après avoir franchi les roches
escarpées qui en défendent l'accès.
Mes collègues avaient établi le campement au
fond de l'oued, à Génaoum. Je rejoignis là la cara-
vane, qui avait pris le chemin le plus court par le
fond de la vallée. Les tentes étaient dressées sous un
olivier à côté du village. L'endroit était pittoresque,
mais encaissé dans un ravin étroit dominé par les
hautes falaises au sommet desquelles Djâdo do-
mine. Djâdo, Yeffren et Gharian, sont les princi-
pales localités du Djebel. Djàdo est un grand bourg
faisant partie de l'agglomération de Fassato. J'avais
à peine rejoint le campement que le kaïmakan
Ahmed Remzi accompagné d'un officier vint me
rendre visite. Son accueil fut fort peu aimable. Il
me demanda avec la plus incompréhensible insis-
Chekchouk. — Le château des Roumis.
Chekchouk
Massida
tmmmmsmammSÊÊ^SÊÊÊk
Vues du haut de la falaise, les oasis de Chekchouk
et de Massida apparaissent dans la plaine
comme des taches sombres.
LE DJEBEL FASSATO l»3
tance où était le trésor que j'avais découvert et em-
porté du château des Roumis/ Au premier abord je
fus très surpris et ne compris rien à un pareil lan-
gage, qui paraissait être une interrogation en règle.
Je fis de mon mieux pour y répondre.
J'étais accusé d'avoir pénétré dans le vieux châ-
teau des Roumis de Ghekchouk, d'y avoir fait des
fouilles et trouvé un lingot d'or, que des Berbères
nous avaient vu de loin emporter sur le dos. Cette
histoire rapportée au Kaïmakan avec toute l'exagéra-
tion dont elle était susceptible après avoir passé dans
plusieurs bouches, conduisit ce brave magistrat à
la conviction que nous avions volé une somme con-
sidérable au gouvernement ottoman. Cet incident
nous jetait dans le plus cruel embarras. On fit venir
le Berbère qui avait vu le vol et, d'après ses explica-
tions, je compris le malentendu. 11 s'agissait de notre
géomètre qui, transportant sur son dos la lunette
théodolite dont le laiton poli brillait au soleil de mille
éclats, avait été aperçu par un Berbère à l'imagina-
tion vive. Cet homme avait fait du fardeau insolite un
précieux trésor. Le fait avait été rapporté au Kaïma-
kan, qui croyait de son devoir de demander des ex-
plications. Je lui montrai l'instrument, mais impos-
sible de convaincre l'irascible gouverneur ; il voulait
faire une perquisition selon toutes les règles de la
loi. Se promenant au milieu de nos caisses, il jetait
sur les inoffensifs colis les regards les plus soup-
çonneux. Arrivé près de notre cuisine, il voulait
fouiller les caisses où il n'y avait que des casseroles
et des marmites. Mais Djemma, notre cuisinier, s'y
opposa obstinément. La situation devenait difficile.
Le magistrat, fort de la justice de la mission qu'il
13
194 EN TRIPOLITAINE
croyait remplir, provoqua l'épouvante de nos zaptiés
en les menaçant de la prison s'ils n'avouaient pas
avoir vule trésor. Notre pauvre chaouch Sadok était
affolé. Il montrait le signe d'une épouvante qui, en un
tout autre instant nous eût paru comique. Mais il n'é-
tait pas question de rire, car je prévoyais des difficul-
tés pour le reste de notre voyage. Le Kaïmakan repar-
tit avec son secrétaire, le salut fut moins que cordial.
Le lendemain, je monte à Djado pour essayer de
convaincre les autorités de notre innocence. Un
chemin rapide, dallé avec de grandes plaques de
pierres sur lesquelles les chevaux glissent et avan-
cent avec peine, serpente dans les rochers. Après
une heure de marche nous atteignons les maisons
du village. Sadok m accompagne. Nous pénétrons
dans un bar arabe. Des fonctionnaires turcs sont
assis en cercle buvant du café. Nous en comman-
dons. La conversation s'est arrêtée à notre arrivée
et dans cette salle étroite, assis sur le banc de pierre,
je me sens mal à l'aise, regardé curieusement par
unedouzaine d'yeux qui se fixent longuement sur moi.
Le silence est glacial malgré la chaleur sénéga-
lienne qui nous fait ruisseler par tous les pores de
la peau. Enfin l'un des convives me demande si je
suis italien. A ma réponse négative ils paraissent
plus à l'aise. Une légende nouvelle était née, me
faisant passer pour espion italien venant faire des
observations dans le pays en vue d'une guerre pro-
chaine et de l'invasion du territoire. J'explique de
mon mieux le but purement scientifique de la mis-
sion qui m'était confiée et je vois avec plaisir que
la défiance dont j'étais l'objet diminue peu à peu,
remplacée par une vive sympathie. Quelques prises
LE DJEBEL FASSATO 195
de tabac et des cigarettes viennent augmenter la
confiance réciproque. Nous causons bientôt ami-
calement lorsque le secrétaire du Kaïmakan m'an-
nonce que son maître est au ksar et m'attend.
Le ksar ressemble à ceux décrits précédemment.
C'est la même architecture massive, les mêmes
murs énormes dans lesquels sont creusées les dif-
férentes salles de la forteresse. Ce n'est pas sans
émotion que je suis le soldat dans le bureau du Kaï-
makan, car de cette entrevue va dépendre la réus-
site de la fin mon voyage. Je voyais déjà se dresser
devant moi les difficultés de toutes sortes, causées
par des racontars fantaisistes qui avaient trouvé
une créance ridicule. Mais je suis vite rassuré car à
mon entrée Ahmed Remzi se précipite vers moi les
deux mains tendues et me prie de l'excuser de l'inci-
dent qui avait surgi.
Le Kaïmakan avait fait une enquête et s était vite
convaincu de l'ineptie de tous les soupçons portés
sur moi. Il avait sévi vivement contre ceux qui
avaient dénaturé les faits. Le Kaïmakan me demande
de ne plus penser à cette aventure et se met à ma
disposition entière en cas de besoin. L'incident était
clos de la plus heureuse façon. J'excusai sincère-
ment ce fonctionnaire car sa tâche est difficile.
Responsable devant un chef sévère et inflexible il
a pour mission d'empêcher toute pénétration étran-
gère dans ce pays où l'Italie entretient des intrigues
et cherche à gagner de l'influence. Soupçonné à
tord d'espionnage italien, j'étais surveillé et le Kaï-
makan avait sans doute fait en cette occasion son
devoir de fonctionnaire dévoué.
Je reste longtemps au ksar. Les dignitaires de la
1% EN TRÏPOLITAINE
capitale viennent les uns après les autres me rendre
visite. Je cause avec tous et ils me donnent d'ex-
cellents renseignements sur le pays. Le médecin
m'entretient de climatologie; Fassim Effendi, le
second du Kaïmakan, me dévoile les curiosités du
pays. Le pharmacien militaire Andérialès, un Grec
à la figure noble et blanche qui parle français,
m'offre plusieurs bouteilles de vin du pays, bois-
son laite par les juifs avec les raisins cultivés
dans les palmeraies du plateau. C'est un vin cuit
auquel il faut s'habituer pour y prendre goût.
Ces fonctionnaires aimables mènent une vie mo-
notone et triste dans ce coin désolé, perdu sur un
point culminant du plateau. Mais le climat est mer-
veilleux, sec et brûlant. Il est un excellent remède
contre les douleurs. Un officier qui souffrait depuis
de longues années à Tripoli de rhumatismes doulou-
reux, en avait été complètement guéri après quelques
mois de séjour à Djâdo. Ces régions sont certaine-
ment appelées à prendre de l'importance dans l'ave-
nir, comme lieu de séjour pour les malades souffrant
de douleurs. Le climat est sec, chaud, l'air est pur.
Les habitants meurent de faim et d'inanition, mais
les malades sont rares.
La saleté des Berbères n'amène pas d'épidémies.
Le Berbère ne se lave jamais, non parce que l'eau est
peu abondante comme on pourrait le supposer, mais
le besoin de se laver ne se fait pas sentir. La cause en
est dans la sécheresse de l'air. L'évaporation se fait
rapidement, la sueur ne reste pas sur le corps.
Lorsque ruisselant à la suite de longues marches
sous un soleil brûlant, on s'arrête quelques minutes,
le corps sèche immédiatement. Et nous-mêmes
LE DJEBEL FASSATO I»7
nous n'éprouvions pas le besoin de nous laver. Ce
n'est pas une nécessité comme dans d'autres cli-
mats. Au Soudan on ne peut passer un jour sans
ablutions, car le climat est chaud et humide.
La peau reste couverte d'une couche moite. Elle
ne peut sécher, car l'air est saturé de vapeur. C'est
bien à tort qu'on dit qu'un peuple est plus propre
qu'un autre. Ce sont les conditions extérieures de
l'atmosphère qui règlent souvent les actes des indi-
vidus bien plus que le désir de bien faire.
Quelques jours plus tard, nous quittons définitive-
ment Djâdo, après des adieux très amicaux à la colo-
nie turque. Nous cheminons maintenant sur le haut
du plateau. Le pays est toujours plus fertile, partout
s'étendent des champs d'orge. Le chemin serpente
dans de grandes forêts d'oliviers. Ces arbres ex-
citent notre admiration. Quelques-uns sont énormes.
Sur le plateau vallonné, les villages succèdent aux
villages. Zintan resplendit à quelques kilomètres de
nous, sur les pentes adoucies d'un vallon : c'est un
grand et beau bourg de plusieurs milliers d'habi-
tants. Ensuite El Arguit, au fond d'une petite val-
lée. Puis les oliviers de Chamah, parmi lesquels
nous cheminons une journée entière. Cette forêt est
célèbre. Elle a été plantée, dit-on, par Salomon
lui-même. Nous nous rapprochons du bord de la
falaise. Là perchés, dominant l'abîme, les agglomé-
rations humaines s'étagent les unes au-dessus des
autres. Elles sont si rapprochées que chaque heure
nous traversons un village. Nous atteignons Ryana,
composée d'une douzaine de petites bourgades, dont
Holed Assim et Holed Ali sont les plus importantes
et les plus peuplées.
CHAPITRE X
LE DJEBEL YEFFREN
Les ruines romaines de Ryana. — Le ksar Zerzour. — Le bord du
plateau. — Les oueds. — L'oued Besas. — Yeffren. — La ville. — Le
commissaire de police Mouri Elïendi. — Le mouteçarref. — Les
fonctionnaires du gouvernement. — Leur honnêteté. — Réception
du mouteçarref sous l'olivier. — Le désastre. — A la prison. — La
sécheresse. — La famine. — Distribution des vivres. — L'œuvre
d'Ibrahim Pacha. — Des milliers d'hommes sauvés par lui. — Le
geste de donner. — Le petit Mofeta. — Le ksar. — Instruction des
recrues. — Rapports amicaux entre officiers et soldats. — Position
militaire de Yeffren. — Plan turc contre l'invasion italienne. — For-
teresse naturelle infranchissable. —Concentration des troupes ber-
bères sur les hauts plateaux. — Résistance facile. — Dîner chez le
moudir de la Régie. — L'histoire de la source de Yeffren.
Holed Ali et Yeffren occupent chacun un promon-
toire du plateau. Ils sont séparés par une dépres-
sion large de plus de quinze kilomètres, formée par
la réunion de nombreux oueds secondaires, qui, en
se rejoignant, donnent naissance à une vallée large
et évasée.
D'Holed Ali, afin d'éviter cette dépression pro-
fonde, notre caravane passe par le sud pour se
rendre à Yeffren. En faisant ce long détour, on n'a
qu'une série de petites vallées peu profondes à tra-
verser. Accompagné de quelques Arabes, je prends
LE DJEBEL YEFFREN 199
la route directe par les rochers, route impraticable
pour des chameaux chargés, mais plus intéressante
à parcourir.
C'est à Ryana, près du village d'Holed Ali, que se
trouvent les premières ruines romaines, qui consis-
tent en un vieux château d'aspect encore imposant
avec ses blocs énormes bien éqûarris. Les Romains
ne paraissent pas avoir pénétré plus à l'ouest et au
sud de Ryana, car c'est dans ce village que j'ai trouvé
les premiers vestiges de l'ancienne occupation ro-
maine. Et cette aire d'occupation coïncide précisé-
ment avec la partie la plus fertile du pays. Il est na-
turel que les Romains n'aient pas cherché à acca-
parer des déserts sans valeur. Ils se sont contentés
d'occuper la région fertile du pays. Du reste, dans
tout le Djebel Yeffren, les ruines romaines sont nom-
breuses. Cette partie était sans doute la plus im-
portante de la Tripolitaine occidentale, comme elle
l'est encore aujourd'hui.
On reconnaît dans les ruines d'Holed Ali les ves-
tiges d'un ancien château, peut-être vieux palais
d'un gouverneur.
Holed Ali occupe une situation privilégiée au haut
d'un cirque formé par la ramification occidentale de
l'oued principal qui le sépare de Yeffren. Le village
est situé derrière un promontoire qui s'avance vers
l'est. Sur ce promontoire s'élève une ancienne cita-
delle berbère, le ksar Zcrzour, dans une situation su-
perbe, sur une énorme masse rocheuse et isolée, liée
seulement par un isthme étroit aux hauts plateaux.
Lui faisant face, de l'autre côté, un autre promon-
toire s'allonge vers le nord, à l'origine duquel s'élève
la forteresse d'Yeffren. Au pied d'une proéminence,
200 EN TRIPOLITAINE
des vallonnements s'étendent sur une grande lar-
geur. Ces collines sont formées par du gypse blanc
en masses énormes, qui doivent leur structure
tourmentée à des ravinements multiples. En arrière,
la dentelure compliquée du bord du plateau dessine
une vaste baie.
Dans la plaine, le terrain est entaillé par des oueds
profonds aux parois abruptes. Ils courent parallèle-
ment les uns aux autres, provenant des ravins mé-
ridionaux. Rien n'est plus désespérant que de se
trouver constamment en face de ces canaux qu'il
faut traverser. Il est souvent difficile de franchir les
talus verticaux. Les oueds présentent le même phé-
nomène anormal que j'ai noté dans les rivières de
Ghekchouk, la pente descendante du lit vers l'amont,
pente qui est ici frappante par la netteté de sa re-
lation avec l'inclination des lignes gypseuses de la
falaise.
L'oued le plus oriental, situé au pied de la fa-
laise, est l'oued Bessas. Il vient d'une vallée impor-
tante. Au fond de cette vallée, on signale des ruines
romaines dans Jes environs du petit village d'Aïn-
Raumia. Nous sommes arrivés sous Yefïren, dont
les maisons et la forteresse nous dominent à
quatre cents mètres plus haut. C'est par un large
chemin, rapide et pierreux, qui traverse des plan-
tations nombreuses, que nous nous élevons rapi-
dement jusqu'au village de Tragebos. Mais le ksar
est situé de l'autre côté d'un ravin étroit. Ce n'est
pas chose facile que d'y arriver. Le chemin se ter-
mine dans les rochers, qu'il faut escalader tant bien
que mal pour atteindre le plateau supérieur. Alors
subitement nous débouchons dans une grande rue
***" ~*i nls1* J
■
Dépècement d'une chèvre.
LPPB^lj
i
Dromadaires à l'abreuvoir.
LE DJEBEL YEFFREN 201
bien entretenue, où règne une vive animation. Nous
passons devant un café arabe situé dans la rue prin-
cipale. Nous nous y attablons et commandons du
café et des narghilés.
Yeffren est le plus important village de toute la
région. Des maisons bien bâties, aux toits plats,
bordent des rues étroites, bien entretenues. Les
boutiques y sont nombreuses. L'activité règne par-
tout. Le commerce est actif. Les marchands juifs y
sont nombreux.
Dans les boutiques qui bordent la rue on vend
toutes sortes de denrées, des produits commerciaux
et des objets manufacturés.
La civilisation a pénétré jusqu'ici. Ce n'est plus le
débraillement des villages de l'ouest. Dans la rue,
des Turcs en redingote noire se promènent avec
lenteur, des Arabes aux burnous richement brodés
s'avancent d'un air compassé et digne. Tout ce
monde se croise et se coudoie. Des mendiants dé-
guenillés se faufilent entre les groupes et tendent
la main. Nous retrouvons ici un petit « Tripoli »
avec tous les degrés de l'échelle sociale.
Un officier qui passait s'approche, aimable, les
mains tendues. La présentation est vite faite, c'est
Mouri Effendi, commissaire de police. 11 m'apprend
que notre campement est établi près du village. Nos
tentes sont dressées à l'ombre d'oliviers, en contre-
bas du ksar, près de la prison.
Yeffren est le siège du gouverneur général du
Djebel Nefousa qui porte le nom de mouteçarref. 11
dépend du Valy de Tripoli et a sous ses ordres les
kaïmakans des districts. Je me rends le lendemain
de mon arrivée à la résidence du gouvernement,
202 EN THIPOLITAINE
sorte de grande maison carrée, située à une centaine
de mètres du village, sur le plateau et dans laquelle le
mouteçarref tient audience et où se trouvent les diffé-
rents bureaux de l'administration. Un soldat de garde
m'introduit dans une vaste salle, meublée à l'euro-
péenne. Une grande table derrière laquelle trône le
gouverneur en occupe le fond. Autour, contre les
murs, des fauteuils confortables. A mon entrée le
mouteçarref se lève et me salue; c'est un homme de
grandeur moyenne, dont les traits du visage sont
d'une extraordinaire finesse et empreints d'une dis-
tinction remarquable. Un charme indéfinissable, de
la bonté et de la grandeur émanent de sa personne;
il est habillé d'une ample robe noire et coiffé d'un»
turban blanc. Je m'assieds à ses côtés tandis qu'en-
trent d'autres visiteurs.
Je fais connaissance avec un petit homme maigre,
aux lunettes d'or, au fez bien en forme; c'est le
moudir, le directeur des finances, très influent. II
s'affale dans un fauteuil, à côté de moi et me cause
dans une langue incompréhensible. Cet excellent
fonctionnaire croit connaître le français, mais je ne
puis saisir le sens de ses longs discours.
Ensuite entrent l'aimable Mouri Effendi et d'au-
tres.
Ces fonctionnaires s'intéressent tous beaucoup à
mon voyage et sont curieux de connaître mes impres-
sions sur le pays; ils me questionnent aussi sur
l'Europe et sur les institutions libérales de ses états.
Ils m'entretiennent de la Turquie. Ils sont tous par-
tisans fervents du nouveau régime et me parlent libre
ment et sans contrainte de leur gouvernement. Ils
se montrent heureux des progrès accomplis par lui.
LE DJEBEL YEFFREN 203
Ils sont tous dévoués au parti .Jeune Turc qui a
accompli en peu de temps une révolution digne des
plus hauts éloges. Mais il est évident qu'il reste
encore beaucoup à faire car on ne peut rénover un
empire, transformer la mentalité d'un peuple qui a
été si longtemps sous le joug d'une autorité absolue
el injuste, en quelques années. Faire passer un pays
des obscures traditions à une saine compréhension
d'un pouvoir libéral est un travail qui ne peut se
faire en un jour. C'est par une série de tâtonne-
ments, par une succession de progrès suivis, parfois
de reculs, que le gouvernement atteindra sans doute
un jour le libéralisme parfait auquel il aspire.
On a parfois dépeint les fonctionnaires turcs de
Tripolitaine comme des gens dont tous les services
sont à vendre et qui, lorsqu'ils sont dans ces loin-
taines régions, s'enrichissent aux dépens de ceux
qu'ils devraient gouverner avec justice et protéger.
J'ai constaté la fausseté de ces accusations. Pen-
dant mon voyage, c'est par centaines que j'ai
recueilli les témoignages des habitants autochtones
du pays, qui tous, se sont plu à louer la bonté, la
grandeur de ceux qui les gouvernaient. Je n'exagère
pas. Ces témoignages ont été recueillis soit dans les
coins les plus reculés de la Tripolitaine, au fond des
villages tapis et perdus dans des ravins solitaires,
soit dans des bourgades plus grandes du Djebel.
Partout, des antres obscurs des misérables montent
des murmures de reconnaissance envers le gouver-
nement qui a su diriger avec patience, avec honnêteté
une colonie dont la superficie est presque le double
de celle de la France.
Le lendemain de l'audience, les autorités viennent
204 EN TRIPOLITAINE
rendre la visite que je leur avais faite, car nous
sommes là dans un centre civilisé, où l'on suit
l'étiquette avec une scrupuleuse rigidité. Je vis
s'avancer, précédés d'un officier turc, tous les fonc-
tionnairesavec le mouteçarref en avant, marchant no-
blement drapé dans sa grande robe noire. J'installai
mes hôtes tant bien que mal autour de la table pri-
mitive, sous l'olivier. Nos burnous sur des caisses,
les transformèrent en fauteuils. La réception réussit,
mais hélas ! la journée qui avait si bien commencé
se termina par un véritable désastre, dont la sou-
daineté ne nous permit pas d'en conjurer les effets.
Les autorités s'étaient à peine retirées qu'un vent
violent se leva. Réfugié dans ma tente, cramponné
aux piquets qui menacent d'être brisés par la force
des éléments, j'appelle Madouk à mon aide. Un
formidable ouragan s'est déchaîné en quelques ins-
tants. Un nuage crève, une trombe s'abat sur nous,
le vent redouble de violence. Quoique au milieu
du jour, l'obscurité se fait presque complète. Mais
les éclairs qui s'entre-croisent au-dessus de nos
têtes illuminent la scène grandiose. Le grondement
du tonnerre fait, à chaque instant, trembler le sol.
Un torrent de boue descend dans le ravin. Sous la
tente, l'eau monte, j'en ai bientôtjusqu'aux genoux.
Il faut fuir en abandonnant tout. C'est à grand'peine
que Madouk me tire de dessous la tente, qui s'abat
dans l'eau. A quelque distance de moi, j'aperçois
une toile blanche secouée de spasmes au milieu d'une
boue infecte; ce sont mes compagnons, dont la tente
s'est abattue sur eux. Nos soldats, nos Berbères,
à grands cris s'efforcent de les dégager de cette po-
sition périlleuse, où ils étouffent. Soudain, un fracas
LE DJEBEL YEFFREN 205
épouvantable retentit à côté de nous, suivi d'un cra-
quement horrible. La foudre vient de tomber sur
un olivier énorme situé à cinquante mètres à peine
du campement. Cet arbre gît fracassé sur le sol.
Nous escaladons la pente du ravin pour atteindre la
prison située en haut. Nous y arrivons dans un état
lamentable. Trempés, les habits en lambeaux, nous
sommes recueillis par l'aimable Mouri EfTendi, qui
fait tout son possible pour nous porter secours. 11
nous donne ses propres vêtements, déménage son
bureau de gendarmerie pour nous en faire une
chambre convenable, envoie ses soldats essayer de
sauver le matériel de notre campement.
Lorsque la bourrasque est terminée, nous retour-
nons voir les effets de l'ouragan. Le spectacle est
navrant. Le fond du ravin où, quelques instants
auparavant, s'élevaient nos tentes, n'est plus qu'un
lac de boue noire au milieu duquel flottent les toiles,
restes des tentes, un chapeau, du linge, tandis que
tous nos bagages sont enfouis sous une couche
épaisse d'immondices. C'est un vrai désastre, nos
habits mêmes sont perdus, nous n'avons plus rien.
Près de là, seuls nos chameaux paraissent heureux,
ils se régalent avec satisfaction des feuilles de l'oli-
vier abattu par la foudre. Ces braves bêtes ne pa-
raissent pas avoir souffert de la tempête.
11 nous faut plusieurs journées pour recueillir nos
bagages dispersés. Cette recherche donne beaucoup
de peine, car les objets sont enfouis sous le limon.
Le gouverneur met à ce sauvetage tous ses soldats.
Il fait son possible pour venir à notre aide. Mais la
violence du vent avait été si forte que beaucoup
d'objets avaient été emportés. Les piquets des tentes
206 EN TRIPOLITAIXE
furent retrouvés à plusieurs centaines de mètres du
campement.
Nous logeons le reste de notre séjour à Yefîren
au bureau de la prison, que Mouri Effendi avait
transformé en une chambre convenable. La prison
est située au sommet d'une colline dominant la ville;
c'est l'ancien ksar berbère à moitié démoli. Je
voyais avec pitié à travers les grilles des centaines de
malheureux entassés dans une cour, trop étroite
pour les contenir. Demi-nus, avec leurs regards de
fous, ces prisonniers m'observaient avec effarement.
Ils avaient été incarcérés à la suite de vols ou d'as-
sassinats. C'est poussés par la faim et la misère
qu'ils avaient accompli les mauvais coups qui de-
vaient les faire enfermer. Ramid Effendi, officier
de gendarmerie, m'affirma que, chaque jour, des
malheureux viennent s'accuser de crimes imagi-
naires, dans le but de se faire incarcérer et d'être à
l'abri de la faim. Les prisonniers sont du reste bien
traités dans la prison. Les rations sont suffisantes.
La difficulté est surtout de les en faire sortir, car ils
passent là un temps agréable, pendant lequel ils
oublient les tortures de la misère.
J'ai déjà dit que c'était la sécheresse persistante
de cinq années qui était cause de la misère dans
laquelle étaient tombés les habitants. Une véritable
famine régnait dans le pays. Ibrahim Pacha avait
fait tous ses efforts pour conjurer l'effroyable misère
qui s'était abattue sur tant de malheureux. A Yef-
fren je pus constater de visu cet effort humanitaire
du gouverneur pour venir en aide aux miséreux.
Des fenêtres de la prison, j'apercevais chaque jour
un spectacle émotionnant et qui rappelle les plus
LE DJEBEL YEFFREN 207
hideuses descriptions de la famine dans l'Inde.
Des milliers de Berbères, se tenant à peine de-
bout, vêtus de hardes infectes, laissant voir des
membres amaigris, se pressaient devant notre de-
meure. Il y avait parmi ces squelettes vivants toutes
les races possibles: des Arabes, des Berbères, des
nègres. Toute cette population se rassemblait à
l'heure de midi, les uns s'appuyaient sur un bâton
d'autres se traînaient sur les genoux. De petits en-
fants cherchaient à se faufiler parmi les groupes
pour s'approcher. Ce peuple offrait un navrant spec-
tacle : il criait, braillait sa faim et sa misère, implo-
rant les secours, la miséricorde.
Mais le silence se fait à l'apparition des com-
missaires de police Mouri et Ramid Effendi. Tous
ces yeux brillants de fièvre se fixent sur les deux
officiers. L'un tient une grande liste sur laquelle
sont inscrits les noms des indigents. D'une voix
ferme il les appelle les uns à la suite des autres.
C'est alors une procession ininterrompue de misé-
rables qui s'avancent dans Tordre le plus parfait,
apportant chacun une vieille marmite ou une po-
terie brisée qu'on remplit d'une grosse portion de riz
•ou de viande. Chaque jour ce sont des centaines qui
passent ainsi à l'appel et qui reçoivent de l'autorité
3a subsistance et la vie. C'est un spectacle inou-
bliable de voir cette distribution de vivres, ces ra-
tions emportées avec hâte par tous ces pauvres hères
qui vont s'accroupir dans un coin et avalent rapi-
dement leur nourriture. Ceci ne se passe pas seu-
lement à Yeffren, mais dans toutes les villes de la
Tripolitaine. C'est par milliers que, chaque jour dans
!a colonie, des misérables sont sauvés d'une mort
208 EN TRIPOLITAIXE
atroce. Ces secours sont l'œuvre d'Ibrahim Pacha.
C'est lui qui a organisé ces distributions journa-
lières. De la foule il semble s'exhaler un effluve de
reconnaissance et de louanges vers cet homme qui
est peut-être l'un des plus grands bienfaiteurs de
notre époque.
Mais l'aumône n'est pas seulement distribuée par
le gouvernement. En dehors des secours officiels,
les fonctionnaires ont presque tous chez eux plu-
sieurs misérables qu'ils entretiennent. Si l'on pense
à la paie modique que reçoivent ces employés on ne
peut qu'admirer le partage qu'ils font de leurs biens
avec de plus pauvres qu'eux ; ils ont du bonheur à
donner. Leurs aumônes dépassent de beaucoup la
proportion indiquée par le Coran. Mais chez le mu-
sulman donner est naturel.
Un jour, j'errais parmi les groupes qui station-
naient devant la prison lorsque je rencontrai un
pauvre petit négrillon accroupi comme une bête
traquée dans l'anfractuosité d'un mur en ruine. Il
venait de manger sa ration et dormait. Sa figure in-
telligente me frappa. Je le réveillai. Je le question-
nai et lui demandai ce qu'il faisait. Son histoire
était triste. Son maître, un Arabe, était mort et, de-
puis ce jour, le négrillon était sans demeure, errant,
vivant de mendicité et d'aumônes. Je lui proposai de
me suivre, ce qu'il accepta aussitôt. Par la suite,
je me félicitai de cette décision. Mofeta, c'était son
nom, me fut un domestique admirable de dévoue-
ment pendant le reste de mon voyage. Il me servait
avec fidélité, comme un vrai chien dévoué. Même,
arrivé à Tripoli, il ne voulait plus me quitter; je ne
pouvais obtenir de lui qu'une phrase : « Je veux res-
Le Ksar Yeffren. — Exercice des recrues berbères.
Le bord de la falaise.
LE DJEBEL YEFFREN 209
er avec toi. » Je laissai Mofeta au Consul d'Autriche,
qui avait bien voulu s'en charger provisoirement.
La prison domine au sud le ksar Yeffren, situé
quelques dizaines de mètres au-dessous, au bord
de la falaise, défendant l'accès de l'oued Besas. Le
ksar Yeffren est une des plus grandes forteresses
de l'intérieur. Devant le bâtiment, une grande place
spacieuse et vaste, sert de place d'armes ; tous les
jours les recrues berbères y font l'exercice. Par pe-
tits groupes on enseigne aux soldats les mouve-
ments. Il est divertissant de voir la maladresse de
ces recrues venant du fond du désert. Elles manient
gauchement leurs fusils. Mais malgré tout c'est avec
persévérance et passion qu'elles apprennent l'art de
la guerre. J'ai vu quelques mouvements d'ensemble
admirablement exécutés pour des soldats qui depuis
si peu de temps étaient sous les drapeaux. Chaque
groupe est commandé par un sous-officier, et de
temps en temps le colonel qui surveille l'instruction,
en se promenant de long en large sur la terrasse
du fort, s'approche et fait recommencer les mouve-
ments incompris.
La tenue des officiers et des soldats est impec-
cable. Ils sont tous habillés de superbes costumes
neufs, gris. Ce sont des troupes tout à fait modernes.
Ce qui ressort de l'esprit qui anime les troupes
militaires, c'est l'amitié vraiment complète qui unit
le Turc au Berbère, l'officier au soldat. Ils forment
une masse compacte, unie dans un même but, la dé-
fense de l'Islam. C'est une force très grande que
celle qui est puisée dans la sincérité d'aspirations
communes. De tels hommes sont capables de beau-
coup d'abnégation et de sacrifices.
14
210 EN TRIPOLITAINE
Le vendredi est jour de repos chez les musulmans.
Les officiers ont l'habitude de préparer des réjouis-
sances pour les soldats. Il règne, dans les jeux, la
plus cordiale entente. J'entendais de loin, parmi
les oliviers, les cris joyeux de tous ces grands enfants
qui s'amusaient à cœur-joie.
La position militaire de YefTren est capitale au
point de vue stratégique. Non loin de Tripoli la ci-
tadelle commande l'accès des hauts plateaux fertiles
du Djebel. 11 serait difficile sinon impossible à une
armée de passer sous ses murs sans être écrasée,
car le fort domine l'oued Besas de plus de quatre
cents mètres. Du reste les officiers ottomans ont
bien compris qu'en cas de guerre, ils ne pouvaient
conserver Tripoli. J'appris à YefTren que si l'escadre
italienne apparaissait, car à ce moment l'Italie cher-
chait un prétexte pour commencer une guerre dé-
cidée et préparée depuis longtemps, les troupes de la
capitale se retireraient dans le Djebel, dans ces forte-
resses, en dehors des obus, et séparées de la côte par
une centaine de kilomètres infranchissables sans
moyens spéciaux. Cette idée était donc dans le plan
militaire turc: ne pas s'opposera un débarquement,
et ce procédé était très habile à deux points de vue.
D'abord parce que les troupes ottomanes, en se dé-
couvrant sous les canons de l'escadre, étaient cer-
taines de se faire hacher sans nécessité. En second
lieu, un autre avantage de laisser occuper Tripoli
qu'il était du reste impossible de conserver, était
de faire croire aux adversaires à un succès facile
qui provoquerait un enthousiasme irréfléchi mais qui
serait suivi, dans la métropole, d'une dépression mo-
rale d'autant plus profonde que l'emballement aurait
LE DJEBEL YEFFREN 211
été plus grand. Cette dépression provoquée par la
stagnation des troupes à Tripoli, qui ne pourront
pas franchir le désert avant longtemps, sera peut-être
efficace dans une guerre acharnée. Ces idées ont
été confirmées par les événements récents. C'était
bien là la seule tactique raisonnable à prendre de se
retrancher dans la grande forteresse naturelle qui
barre et protège l'Hinterland de la Tripolitaine, à
80 kilomètres à peine de sa capitale. Or, tant que le
Djebel ne sera pas occupé par l'armée ennemie, il
sera le foyer de la résistance, des centaines de mille
hommes pourront se rassembler là, venant des en-
droits les plus éloignés de la Tripolitaine et de
l'Islam. Ils organiseront contre l'ennemi cette
guerre d'escarmouches et de guérillas si terrible par
la violence et l'imprévu de ses coups.
J'avais une lettre de recommandation pour le
moudir de la Régie des Tabacs, de Yeffren, Rahrheb
Effendi, brave Turc qui me fit l'honneur de m'invi-
ter à dîner. J'acceptai avec plaisir. Le jour fixé nous
sommes plusieurs convives réunis dans une pe-
tite salle. En attendant le repas, nous fumons des
quantités de cigarettes. Enfin on apporte, au milieu
de nous, un vaste récipient dans lequel, nagent dans
une sauce épaisse, des morceaux de viande et une
purée curieuse. Rahrheb Effendi m'engage à me ser-
vir, je cherche en vain des yeux un instrument pour
m'emparer des mets. Très embarrassé, je ne sais
commentfaire, carc'està moi, l'invité, de commencer.
Bref, je prends mon courage et je plonge mes doigts
dans la sauce brûlante. J'en retire un morceau de
viande. Les autres invités font de môme. Nous
mangeons rapidement, sans causer. Après ce pre-
212 EN TRIPOLITAINE
mier plat, un autre suit, j'en compte quinze en
moins de quinze minutes. Il faut manger sans arrêt,
car chaque fois que je fais signe d'en avoir assez,
mon hôte paraît désolé. Je n'en puis plus lorsqu'on
apporte le dessert, des gâteaux dans de l'huile bouil-
lante. Il fallut encore passer par là.
Après le repas Rharheb Effendi me raconta l'his-
toire de la source de Yeffren qui a fait beaucoup parler
d'elle ily a quelquesannées à Tripoli. A Yeffren même,
il n'y a pas d'eau mais des sources abondantes sortent
du rocher près du village d'Aïn Raumia, dans l'oued
Besas, à quelques kilomètres de la ville. Les autorités
avaient décidé de capter l'eau de ces sources pour
l'amener à Yeffren. Il fallait pour ce travail impor-
tant un ingénieur compétent. Les autorités deman-
dèrent à un Tunisien de se charger des travaux, mais
chaque fois que les Turcs ont à faire avec l'étranger
des difficultés et des intrigues surgissent. Ainsi
dans ce cas, ce furent les Italiens et les Allemands
qui firent des remontrances aux Turcs pour ne pas
avoir choisi un ingénieur de leur nationalité, cha-
cun vantant les capacités des hommes de science
de sa race. Il surgit un véritable conflit où chaque
clan mettait son amour-propre à protéger ses inté-
rêts. Les Turcs, voyant la difficulté, s'adressèrent à
un entrepreneur de Constantinople. Le choix était
malheureux car le résultat fut désastreux, par suite
de l'incapacité et de la mauvaise foi de l'entrepre-
neur. Il commença par où il eût fallu terminer en
construisant d'abord le réservoir à Yeffren qui
devait recevoir l'eau de la source. Une canalisation
fut construite ensuite. Elle avait plusieurs kilomètres
de longueur. Les travaux durèrent deux ans pendant
LE DJEBEL YEFFREN 213
lesquels il fallut constamment avancer de nouvelles
sommes d'argent parce qu'aux dires de l'ingénieur,
il lui manquait toujours quelque chose pour terminer.
Comme le budget établi était dépassé, ce furent
les braves commerçants de Yeffren qui donnèrent
l'argent espérant toujours n'être plus obligés d'aller
chercher l'eau au loin. Mais quelle ne fut pas leur
stupéfaction de voir que, la canalisation terminée,
l'eau n'avait pas assez de pression pour atteindre le
superbe réservoir placé à Yeffren. Elle s'arrêtait en
contre-bas de la ville. L'ingénieur ne se démonta
pas pour si peu, et sollicita de nouveaux fonds pour
mettre un appareil mystérieux qui devait produire
les plus beaux effets. Mais un beau jour, argent et
ingénieur disparurent. On n'en entendit plus parler.
Ce travail avait coûté plus de cinquante mille francs,
dépensés en pure perte. Les habitants durent faire
construire un second réservoir à l'endroit où l'eau
arrivait, mais ce point est assez éloigné de la ville.
Il va sans dire que cette aventure fit beaucoup parler
les étrangers de Tripoli. En un louable ensemble,
ils déclarèrent que cet insuccès était la punition mé-
ritée pour n'avoir pas choisi les ingénieurs qu'ils
avaient proposés. Mais les braves Turcs de Yeffren
ne veulent plus entendre parler de leur source,
elle leur a déjà coûté trop cher.
CHAPITRE XI
LE DJEBEL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI
La fertilité des hauts plateaux. — Ruines romaines. — Souadan. —
Moustiques et fièvres. — Kikela. — Descente dans l'oued. — Trou-
peaux. — Campements de nomades. — Bains. — Le scorpion. —
Le marabout. — Le Djebel Monterous et le Djebel Tracet. — Forma-
tions éruptives. — Arrivée au ksar Gharian. — Les maisons troglo-
dytes. — Le café arabe. — Bagarre. — La structure générale de la
Tripolitaine. — Les grands effondrements. — Les jardins. — Les
vieilles femmes. — Le contrôleur forestier. — Borylane. — En route
vers Tripoli. — Les champs d'orge. — Asysie. — La palmeraie de
Sanyt Beniadem. — Caravanes dalfa. — Dernier campement. —
Dans les dunes. — Influence de la mer sur l'atmosphère. — La
mer en vue !
Après six jours passés dans la capitale du Djebel,
nous quittons Yefïren pour nous acheminer à tra-
vers les hauts plateaux en suivant une piste bien
tracée au milieu des champs d'orge, de blé et d'alfa,
vers Gharian, la forteresse orientale, qui dresse à
80 kilomètres au sud de Tripoli ses tourelles som-
bres au haut de la falaise. En sortant de Yefïren,
le paysage est riant. De petites collines s'étendent
à perte de vue, couvertes en partie d'oliviers. Il
semble que l'on chemine parmi nos champs du
Midi. Partout dans les jardins, l'activité règne, des
laboureurs dans les champs retournent le sol avec
Le Ksar Gharian.
Au fond d'une maison troglodyte de Gharian.
LE DJEBEL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI ïlfi
leurs instruments primitifs. La terre est ici fertile
et si au lieu seulement d'en entailler une pellicule
peu épaisse, le laboureur se donnait plus de peine
et si l'irrigation était mieux aménagée, on pourrait
retirer beaucoup plus de ces terres des hauts pla-
teaux. Le coup d'œil que l'on a sur le pays révèle
bien une richesse cachée qu'avec quelques efforts
l'on pourra mettre en évidence lorsque les moyens
de culture, nos machines d'Europe, auront pénétré
jusqu'ici. Il ne sera pas difficile de multiplier les
points d'eau en forant de nombreux puits. Car mal-
gré la sécheresse il y a de l'eau, la source de Rau-
mia en est une preuve évidente. Il est vrai que les
Berbères ont déjà fouillé tout le pays. La recherche
des sources a été poussée par eux d'une façon mé-
thodique et persévérante, mais il ne semble pas
que, malgré les puits nombreux forés, les résultats
aient été décisifs. Beaucoup n'ont pas rencontré de
nappes d'eau mais il est bon de remarquer aussi que
la position de ces puits est trop souvent mauvaise.
C'est par une étude géologique minutieuse et précise
qui devra tenir compte des indications données par
la science actuelle des recherches hydrologiques
que l'on pourra arriver à donner un renouveau de
vie à la végétation encore trop clairsemée des hauts
plateaux.
Nous passons à côté de nombreux villages bien
construits qui occupent au milieu des oliviers des
sites délicieux. Monsersan, sur notre droite, couvre
tout le sommet d'une colline entourée d'oliviers.
A gauche, au bord d'un ravin profond, Gelât do-
mine la plaine. Peu après, au haut d'une colline,
une tour carrée attire l'attention. C'est un monu-
216 EN TRIPOLITAINE
ment romain, dont la partie supérieure est à moi-
tié écroulée. A quelques centaines de mètres, sur
un autre mamelon, un ancien fort en ruine. Parmi
les pierres qui jonchent le sol, on voit de belles fres-
ques provenant des frises d'un bâtiment disparu,
dont il ne reste plus que la base, grand mur rectan-
gulaire.
Vers midi, nous atteignons un ravin encaissé,
étroit, dans lequel nous descendons. Près du fond,
le village de Souadan étage ses maisons au bord
d'une sorte de marécage. Nous campons à côté.
Nous le regrettons du reste bientôt car cet endroit
pittoresque est rempli de moustiques qui nous pi-
quent sans pitié. Des Berbères grelottant de fièvre
viennent me demander un médicament. Je passe
une partie de la journée à leur faire avaler de la
quinine. C'est le seul endroit, dans tout mon voyage,
où j'ai constaté l'état sanitaire défectueux des ha-
bitants, mais cela provient sans doute de la posi-
tion défavorable du village à côté de cette eau
croupissante au fond d'un ravin. Les moustiques
pullulent ici, chassés par les vents fréquents qui
soufflent sur les hauts plateaux; ils se sont réfugiés
dans ce trou, au grand détriment de la santé des
habitants du Souadan.
Après Souadan, la route remonte sur les
hauts plateaux jusqu'au ksar Kikela qui domine un
oued large, s'enfonçant dans les plateaux et nous
séparant du Djebel Ghariana. Plusieurs bourgades
dépendent de Kikela qui fait partie au point de vue
administratif du cercle de Ycffren. 11 y avait an-
iennement une petite garnison en ce point, mais
actuellement elle est réduite. La forteresse de Ki-
LE DJEBEL GIIARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 217
kela commande l'entrée de cet oued large et profond
qui sépare le Djebel Yeffren du Djebel Ghariana et
est la route naturelle de Tripoli au Fezzan.
C'est par le plus pittoresque des chemins suspen-
dus qui, creusé dans le roc, domine un précipice
profond, que notre caravane s'abaisse sur les flancs
de l'oued. 11 nous faut plusieurs heures pour arriver
au niveau de la plaine, car les chameaux lourdement
chargés, fatigués par des mois de marches, avancent
avec précaution sur les dalles polies du chemin.
Un grand nombre de ravins convergent dans
l'oued. Les roches sont entassées pêle-mêle dans un
désordre affreux. Dans le fond, nous cheminons
au fond de ravins profonds ; au haut d'une falaise des
nomades berbères nous interpellent car nous cueil-
lons avec sans-gêne les figues de leurs jardins ;
nos zaptiés et nos chameliers répondent de leurs
voix criardes. La dispute finit par un échange de
quolibets amusants. Plus loin, nous croisons une
caravane se dirigeant du côté de Yeffren, c'est un
riche marchand arabe qui transporte ses femmes et
ses marchandises.
Des troupeaux de moutons et de chèvres animent
le paysage. Les gardiens ont construit de petites
huttes pour se protéger du soleil. Le pays est peu-
plé, quelle différence avec les plaines incultes du
sud et les déserts monotones !
C'est dans une belle palmeraie, au fond de la
grandevallée que nouscampons. Nous nous plongeons
avec délice dans l'eau d'une rivière qui court, claire et
limpide, sur de grandes dalles calcaires. Les tourbil-
lons ont creusé dans la roche des cuvettes profondes
de plusieurs mètres. Ce sont d'idéales baignoires.
218 EN TRIP0LITAINE
Malheureusement, au sortir de l'eau, nous avons le
corps couvert de sangsues ; il faut beaucoup de
stoïcisme et de patience pour les arracher une à une.
La nuit passée dans l'oasis fut troublée par un
incident qui aurait pu avoir des suites graves. L'un
de mes compagnons qui dormait sous un palmier,
simplement enroulé dans son burnous fut réveillé
subitement par la sensation d'un animal lui passant
sur le corps. Instinctivement, il fit un mouvement
pour le chasser mais il sentit une morsure doulou-
reuse à l'épaule. Grand émoi dans le camp. On
allume des bougies et on aperçoit un gros scorpion
noir qui se sauve. Quelques coups de bâton ont
vite anéanti l'animal. Quant au blessé, une injection
avec la trousse Michel Legros le met hors de dan-
ger. Mais peu d'entre nous se rendorment car il
nous semble constamment entendre le bruissement
de ces horribles bêtes courant parmi les feuilles
desséchées des palmiers. Mes compagnons passent
le reste de la nuit perchés sur des caisses, n'osant
plus s'étendre sur le sol.
Le lendemain, à l'aube, nous reprenons notre
route vers l'Est. Nous nous approchons du Djebel
Ghariana qui nous domine de toute la hauteur de ses
falaises aux couleurs bigarrées.
Après avoir quitté la rivière, nous cheminons
parmi les broussailles. Un grand oiseau blanc nous
regarde curieusement. Il s'envole. C'est un mara-
bout. Il se pose un peu plus loin, j'essaie de le
poursuivre avec mon kodak, mais c'est en vain car
au moment où je vais l'atteindre, il reprend son vol
lourd et disgracieux. Il disparaît finalement, retour-
nant au bord de l'eau.
Le Djebel Gharian.
Azisie.
LE DJEBEL GIIARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 2lô
Nous nous approchons toujours plus du Djebel.
A notre droite un village nous domine, c'est Petit
Rapta ; plus loin, nous passons au milieu de l'oasis
de Grand Rapta. Nous ne nous arrêtons pas et
continuons dans la direction d'une montagne isolée,
conique qui, séparée des monts Ghariana par un
vaste col, élève sa masse sombre à proximité des
roches blanches des hauts plateaux. C'est le Djebel
Monterous au pied duquel nous campons dans un
village primitif et misérable se composant de
simples trous creusés dans le sol au milieu des
champs cultivés. Nous sommes près de Gharian
situé au haut de la falaise et au fond d'une sorte de
vaste golfe déterminé par la rentrée du bord du
plateau. La forme de cette cuvette est dessinée par
deux promontoires calcaires des hauts plateaux
qui s'avancent vers le Nord. Ces deux promontoires
sont reliés par une chaîne de montagnes orientée
Ouest-Est, dont les deux sommets principaux : le pic
de Monterous et le pic Tekout ou Tracet atteignent
près de 900 mètres d'altitude. Cette chaîne n'est point
formée par une série de volcans comme Overweg
l'a anciennement affirmé. Les roches qui la consti-
tuent sont d'origine éruptive et d'époque tertiaire;
leur couleur vert sombre tranche sur les assises
claires, gypseuses et calcaires. Les couches des
hauts plateaux ont été puissamment modifiées par
l'intrusion de ce magmas qui les ont colorées à leur
contact des plus vives couleurs. On y voit du rouge,
du bleu, du jaune. Les terrains sédimentaires ne sont
plus ici presque horizontaux comme ils l'étaient ail-
leurs, mais ils se relèvent contre ce massif étranger.
Cet amas éruptif forme une sorte de lentille gigan-
220 EN TRIPOL1TAINE
tesque de plusieurs kilomètres de longueur, qui
s'enfonce vers l'Est dans le promontoire oriental du
golfe de Gharian.
Tandis que la caravane fait un long détour
pour suivre la route bien tracée, je traverse un
terrain mouvementé pour, après l'escalade des ro-
chers abrupts, atteindre le ksar Gharian. La forte-
resse domine la plaine, mais elle est moins impo-
sante que celle de Yeffren; c'est un ancien bâtiment
sombre aux formes carrées et massives. Sitôt arrivé,
j'allai rendre visite au kaïmakan, un Arabe, ancien
notable de Tripoli. Je suis reçu, comme dans les au-
tres centres, avec la même cordialité et le même
souci de me rendre service. Tour à tour le com-
mandant du fort Mohammed Effendi, le capitaine
du 126e d'infanterie Mohammed Etaher, le direc-
teur des postes et télégraphes Kherrdin Effendi
viennent me rendre visite. Nous avions établi notre
camp à quelques centaines de mètres du ksar car
je ne voulus pas profiter de l'offre obligeante du
chef de poste qui désirait m'offrir sa maison.
Cela aurait été pour lui un dérangement bien inu-
tile.
Gharian est une ville de troglodytes. Toutes les
maisons à l'exception d'un café arabe, de la Régie
ottomane et du ksar sont construites sous terre.
Elles sont ici beaucoup plus grandes qu'à Naloutet
plusieurs sont creusées à plus de vingt mètres sous
le sol. Elles possèdent souvent deux ou trois étages
superposés. Conduit par Mohammed Etaher, Mo-
hammed Effendi et Ahmed Effendi directeur de la
Régie, je visitai, grâce, à leur obligeance, ces habi-
tations creusées entièrement dans un sol facile à
LE DJEBEL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 221
travailler. Les indigènes ont parfois essayé d'en-
joliver leurs demeures par des ornementations
moulées dans la roche vive des parois.
En sortant de ces souterrains, mes compagnons
me conduisentau bar arabe qui, sur une petite place,
occupe la moitié d'une maison dont l'autre moitié
est prise par les bureaux de la Régie ottomane.
Nous arrivons au moment où le tenancier de l'éta-
blissement apostrophe vigoureusement un Berbère
qui, ayant pris des consommations toute la journée,
a perdu aux cartes son petit pécule. Un corps à
corps s'engage. Les assistants prennent part pour
l'un ou l'autre des combattants. La mêlée devient
générale et ne s'arrête que lorsque les combattants
gisent à terre, incapables de continuer la lutte. Ils
s'invectivent encore de toute la force de leurs pou-
mons puissants. C'est avec peine qu'au milieu de
tout ce branle-bas nous pouvons nous faire servir,
mais enfin le capitaine Etaher réussit à ramener la
tranquillité en obligeant le payeur récalcitrant à
abandonner son burnous en guise d'indemnité, au
tenancier du bar.
Mohammed Etaher et Ahmed Effendi me donnent
des renseignements sur le pays. Gharian est un
grand village de plusieurs milliers d'habitants si
l'on compte tous ceux qui vivent dans les planta-
tions non loin du chef-lieu. Le plateau est vallonné.
Les sources et les puits sont nombreux. Le sol
est fertile et argileux. Il produit en abondance du
blé, des olives, des dattes, de l'orge, de l'alfa et du
safran ; en outre des petits raisins et des abricots
ainsi que des figues et des pastèques.
Ce plateau si fertile fait partie de la région élevée
222 EN TRIPOLITAINE
du Djebel Nefousa et ne peut pas s'en séparer géo-
graphiquement. C'est bien improprement que les
géographes ont distingué les Djebel Yeffren des
Djebel Gharian ; il n'y a pas de différence absolue
entre ces massifs, ils font partie d'un même
plateau qui se continue de la frontière tunisienne à
Gharian, coupé de temps en temps par des échan-
crures plus ou moins profondes, mais qui ne par-
viennent pas à changer l'aspect uniforme du pays.
Ces ravins n'indiquent pas des modifications dans
la structure du sol. Formés par l'érosion, ils ne sé-
parent pas des massifs différents, mais sont simple-
ment des coupures taillées dans un bloc unique. Et
même par extension de cet aperçu général sur la
configuration du pays on peut affirmer que c'est le
même plateau qui, se poursuivant vers l'Est, forme
les hautes terres de Tarounah et atteint la grande
Syrte à Homsk. Là, les hauts plateaux disparaissent
sous la mer par suite d'un effondrement. Plus à l'Est
encore, le même plateau réapparaît de l'autre côté
du golfe et donne naissance aux hautes terres de
Barka, à l'ancienne Cyrénaïque. Mais là les condi-
tions sont différentes, les plateaux arrivent au bord
même de la mer. Il n'y a pas, comme plus à l'Ouestr
une vaste plaine séparant la mer du véritable bord
méditerranéen formé par la falaise du Djebel
Nefousa.
L'aspect actuel de la Tripolitaine est dû à deux
effondrements, l'un comprenant une aire allongée
Est-Ouest au Nord du Djebel Nefousa jusqu'à la
Cyrénaïque. Le second effondrement a séparé la
Cyrénaïque du Djebel Nefousa et son orientation est
Nord-Sud. Cette partie, envahie par les eaux, adonné
Oasis de Sakyt Beniadem. — Le puits.
Oasis de Sanyt Beniadem. — Le réservoir.
LE DJEBaL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 223
a donné naissance au golfe de la Grande Syrte. Ce
second effondrement, cette surface se continue au
Sud de la grande Syrte, car toute la falaise qui, à
partir de Gharian se poursuit par Misda et au delà,
n'est autre qu'un mur de faille raviné regardant l'Est.
Ces traits généraux de la géologie de la Tripoli-
taine, que je ne puis ici qu'esquisser brièvement,
ont déterminé l'aspect du pays sous sa forme ac-
tuelle et si l'on y ajoute les affaissements curieux
que j'ai signalés à propos des oueds à pentes anor-
males on aura une idée très suggestive dans son
ensemble des mouvements qui ont donné à cette
colonie son aspect et son relief.
Si je viens de m'étendreavec détails sur les hauts
plateaux c'est que nous allons les quitter pour re-
tourner directement à Tripoli en suivant la route
assez bien tracée qui joint Gharian à la capitale.
Le 24 juillet nous quittons Gharian et tandis que la
caravane fait un long détour par le Sud pour se
rendre à Borylane, en évitant les ravins profonds du
golfe de Gharian, je pars avec Mofeta et Mustapha
directement par la plaine. Sous le ksar, en suivant
une grande vallée, l'oued Roumania, on atteint une
plaine au pied du mont Tekout. Les jardins y sont
superbes. En parcourant les petits vallons, on se
croirait presque dans quelque paysage de nos mon-
tagnes, tant ici le sol est contourné et bosselé.
Dans les jardins de la plaine nous rencontrons de
vieilles femmes. Nous causons mais elles paraissent
inquiètes, soupçonneuses. Je crois que ce senti-
ment provient de la présence d'un chrétien. Mais ce
n'est pas cela, car après s'être bien assurées que je
ne suis pas de nationalité italienne, elles sont plus
224 EN TRIPOLITAINE
confiantes. Cette aversion de l'Italien est générale
chez les Berbères.
Des jardins nous remontons sur les flancs du Pic
Tekout pour atteindre de nouveau les hauts pla-
teaux et traverser le promontoire, derrière lequel se
trouve Borylane. Le plateau est couvert d'une épaisse
forêt d'oliviers. A midi nous cherchons un gîte pour
passer le milieu de la journée. Des maisons occu-
pent une partie du plateau, nous nous approchons.
Mais, à peine descendu de cheval, un Arabe s'ap-
proche m'avisant que le contrôleur forestier de
Gharian est ici en tournée et m'invite à partager son
repas. J'accepte avec plaisir et c'est dans une grotte
vaste et spacieuse que je trouve, autour d'un énorme
couscous, les aimables fonctionnaires. Le repas est
vite pris. Ensuite, nous nous dirigeons rapidement
vers le bord de la falaise. Nous la descendons
pour la dernière fois. Au bas, parmi les dattiers
de Borylane, les tentes blanches de notre campe-
ment sont dressées. Borylane est un groupe d'oasis
situé dans les ravins à la base de la falaise.
Le pays en avant de la falaise n'est point plat et
uniforme comme c'est le cas plus à l'Ouest. D'énor-
mes cônes de déjections recouvrent la plaine sur une
assez vaste largeur. Et c'est au milieu des pierres
et des roches éboulées, le long d'une faible pente,
que nous nous abaissons progressivement vers un
pays plus uni. La piste est bien marquée et suit la
ligne télégraphique.
Asysie, situé à 3o kilomètres de Borylane, est un
village dont les belles maisons neuves étincellentde
blancheur au milieu des champs d'orge qui couvrent
toute cette partie du pays. Mais la sécheresse a
La région des dunes entre Sanyt-Beniadem et Tripoli
Arrivée de la caravane dans l'oasis de Tripoli.
LE DJEBEL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 225
fait beaucoup de mal et aux dires des habitants, une
grande partie de la récolte est perdue ; nous pas-
sons en effet au milieu de champs abandonnés.
Jusqu'à Asysie des deux côtés de notre itinéraire,
s'élèvent des collines nombreuses. Ce sont des pro-
longations des hauts plateaux, détachées et isolées
par l'érosion. Plus loin, les dernières hauteurs dis-
paraissent. C'est la plaine dans toute sa morne
étendue. La végétation s'est localisée dans des pal-
meraies fermées, entourées par des figuiers de
barbarie dont les longues épines forment une in-
franchissable muraille, derrière laquelle desfemmes,
curieusement, nous regardent passer. (
Dans la belle oasis de Sanyt-Beniadem nous
campons pour la dernière fois. Bien arrosée par un
puits qui déverse l'eau dans un grand réservoir,
elle est le dernier point cultivé que nous rencontrons
jusqu'à Tripoli. Nous trouvons là plusieurs cara-
vanes, des marchands arabes qui se rendent avec
leurs chameaux lourdement chargés, soit dans les
villes du Djebel, soit dans les oasis du Fezzan. Sur
la piste, passent des troupes de chameaux nom-
breuses avec de gros ballots d'alfa. La procession
est ininterrompue. Elle dure toute l'après-midi et une
partie de la nuit.
Sanyt-Beniadem est séparé de Tripoli par une
région couverte de sable, d'une largeur de vingt kilo-
mètres, désert en miniature. De temps en temps
des fondouks bordent la route, habitations isolées
qui servent souvent de refuges aux caravanes. Nous
jouissons de la brise bienfaisante de la mer, qui nous
arrive jusque-là par bouffées rafraîchissantes et
soulage nos poumons desséchés par l'air suffocant
1Ô
22<; EN TRIPOLITAINE
et brûlant des territoires du Sud. L'influence de la
mer se fait sentir assez loin dans l'intérieur, jusqu'à
environ cinquante kilomètres de la côte. Mais au-
delà, l'air desséché et surchauffé est pénible à sup-
porter, quoique sain. Il est vrai que dans le Djebel
l'altitude vient en quelque sorte modifier cette tem-
pérature, mais d'une façon peu étendue, seulement
près du bord de la falaise.
Les sables qui entourent Tripoli et qui envahis-
sent l'oasis du côté ouest ne sont pas apportés de
loin par les vents, comme on pourrait le supposer.
Ils sont produits par la désagrégation de grès quart-
zeux, qui forment, en arrière de Tripoli, une sorte de
dôme surbaissé- Par les alternances de chaud et de
froid, les grains de quartz sont facilement détachés
de la robe effritée. Les vents violents qui soufflent
régulièrement sur cette partie de la côte accumulent
les sables en dunes, qui s'étendent au sud des oasis,
de Tripoli, non loin de la côte.
. Enfin, apparaît la mer, dont le bleu pâle se confond
à l'horizon avec la teinte plus foncée du ciel. Nos
yeux ne peuvent se lasser de contempler cette ligne
immense qui s'étend continue devant nous. Après
les tortures de la soif subies dans les déserts, la
vue de l'océan exerce une fascination que tous les
voyageurs revenant du déserf ont éprouvée. Les
privations sont oubliées, évanouies, comme un cau-
chemar se dissipe aux premiers rayons du jour. A
droite, Tripoli apparaît entouré de ses oasis. Xous
atteignons bientôt les palmiers, et à leur ombre
délicieuse, sous l'haleine rafraîchissante de la brise
du large nous cheminons vers la ville. Quelques
instants plus tard, par la large rue qui contourne au
0Q
LE DJEBEL GHARIAN ET RETOUR A TRIPOLI 227
sud les remparts, nous débouchons sur la place du
marché, animée de toute la foule bigarrée et grouil-
lante qui l'emplit habituellement.
Je passai encore une dizaine de jours à Tripoli.
Le 8 août, je m'embarquai sur le Félix-Touache
qui devait, par Tunis, me ramener en France.
CONCLUSIONS
Généralités sur le pays.— Le commerce. — L'exportation. — L'im-
portation. — La population. — Cultures. — Les puits. — Recherche
des sources. —Administration turque du vilayet. — Le soulagement
de la misère.— L'Italie cherche un incident. — Sentiment anti-italien
des Berbères. — Son origine. — La pénétration dans l'intérieur de
la Tripolitaine par les Italiens. — La Tripolitaine aurait-elle pu se
développer sous le joug turc? — Lourde tâche pour l'Italie si elle
occupe le pays. — Résistance des Turcs et des Berbères.
Mes observations prises au cours de mon voyage
dans l'intérieur de la Tripolitaine, des relations
intimes, soit avec les Turcs, les maîtres du pays,
soit avec les Berbères, la population autochtone, me
permettent d'exposer des aperçus généraux sur
des questions qui aujourd'hui sont d'une incon-
testable importance. L'Europe suit avec curiosité
les événements qui se déroulent depuis le début du
conflit italo-turc, et le mystère qui enveloppe la
Tripolitaine, pays peu connu par suite de son ex-
ploration difficile, est bien fait pour exciter l'intérêt
de la guerre actuelle.
On s'est parfois représenté la Tripolitaine comme
un pays riche, doué d'une merveilleuse fertilité,
possédant des ressources minérales inépuisables,
mais il est évident qu'il y a là beaucoup d'exagéra-
tion. On a cru trouver dans l'ancienne fertilité delà
Cyrénaïque un thème à de vastes généralisations
CONCLUSIONS S2d
s 'appliquant au pays tout entier, et on a parfois
émis l'idée qu'il serait facile de faire revivre la splen-
deur antique du vilayet par des travaux modernes et
une sage administration. Je vais essayer de montrer
quel est l'état du pays aujourd'hui et ce qu'on doit
pouvoir espérer en tirer dans l'avenir.
J'ai déjà exposé ailleurs que la diminution du
trafic des caravanes avait porté un coup désastreux
au commerce de la Tripolitaine. La construction
des chemins de fer du Soudan, qui permettent aux
marchandises d'Europe de pénétrer au cœur de
l'Afrique par des voies rapides et économiques,
est la cause principale qui fera disparaître le trans-
port transsaharien. Or c'est aux caravanes que la
Tripolitaine a dû l'importance de son commerce de
transit. Elle eu tirait des profits. Le transit diminue
chaque jour.
Parmi les produits qu'exporte le pays, les cuirs r
les bœufs, les moutons entrent pour une bonne par-
tie, tandis que le commerce de l'ivoire et des plumes
d'autruche diminue rapidement, car il est drainé par
le Soudan. L'alfa, avec laquelle on fabrique du pa-
pier, des tapis, des chaussures, chiffre pour beau-
coup plus dans l'exportation. Ce sont des bateaux
anglais qui ont en quelque sorte pris le monopole
de cet article, et il y a presque toujours un bâtiment
de cette nation en rade de Tripoli chargeant les gros
ballots de ces graminées. A l'alfa vient s'ajouter le
safran, dirigé sur la Tunisie. On a essayé d'envoyer
en Europe des chevaux, mais ce commerce aurait été
interdit par les autorités, qui en craignaient la dimi-
nution en Tripolitaine. — Parmi les produits miné-
raux, il faut signaler le soufre, le natron et le sel.
230 EN TRIPOLITAINE
La pêche des éponges occupe encore plusieurs
habitants, mais cette industrie est en décroissance,
à cause de la profondeur trop grande où les plon-
geurs doivent aller. Sur la côte tunisienne les
éponges sont plus faciles à recueillir, et concur-
rencent aujourd'hui celles des côtes tripolitaines.
Les produits qui donnent lieu à l'importation sont
représentés par les denrées coloniales : le café, le
sucre, le thé, les bougies, qui sont vendus dans la
colonie; puis viennent les tissus, la soie, la laine et
le coton. La vente du tabac est un monopole ré-
servé à la régie co-intéressée des tabacs ottomans.
Sont importés aussi les objets manufacturés, les
montres, la coutellerie, la quincaillerie.
Les juifs de Tripoli représentent la classe mar-
chande riche. Ils envoient les caravanes dans l'inté-
rieur du pays. La population italienne qui, comme
à Tunis, s'est déversée dans le pays, est pauvre. Elle
est représentée par des maçons, des entrepreneurs,
des cordonniers, des commerçants, des pharma-
ciens.
Les cultures de la Tripolitaine dépendent unique-
ment de la répartition des sources. L'ancienne Cy-
rénaïque, qui n'est que la prolongation vers l'Est du
Djebel Nefousa, occupe par sa position spéciale,
entourée immédiatement par la mer, un avantage in-
contestable sur le reste du pays. Elle est aussi
beaucoup plus fertile que la Tripolitaine proprement
dite.
Dans les oasis de Tripoli poussent en abondance
les dattiers, les oliviers, les abricotiers, les oran-
gers, ainsi que les céréales et les pastèques. Sur les
hauts plateaux du Djebel, les oliviers, les figuiers,
CONCLUSIONS 231
le blé, le froment, l'orge, le millet, les cognassiers,
l'alfa et le safran couvrent de grandes étendues dans
une région fertile et bien cultivée. Dans les oasis
viennent s'ajouter les raisins et les abricotiers. Le
tabac croît un peu partout, mais sa culture en grand
est interdite, chaque habitant ne peut en avoir que
quelques pieds.
Sera-t-il possible de développer encore la culture?
Je le crois. Le gouvernement a déjà tenté des efforts
dans le but de multiplier les points d'eau et, ces
dernières années, on a essayé le forage de puits ar-
tésiens, soit en Cyrénaïque, soit près de Tripoli. Mal-
heureusement souvent ces travaux furent confiés à
des entrepreneurs incompétents, et les forages effec-
tués là où un examen même rapide du terrain aurait
montré l'inutilité de telles recherches. Il en est ré-
sulté des insuccès faciles à prévoir. Un forage ne ren-
contrait pas d'eau, on en faisait un autre à côté dans
des conditions aussi mauvaises. Les Turcs payaient,
et tout était bien. On comprend pourquoi le gouver-
nement fut souvent découragé à la suite d'essais aussi
stériles en résultats malgré des dépenses considé-
rables.
Mais il est hors de doute qu'on arrivera un jour à
forer des puits artésiens d'où jaillira une eau abon-
dante et féconde. Pour cela il faudra opérer avec
méthode, commencer par étudier les terrains avant
de se lancer dans des travaux coûteux, dont l'échec
produit le découragement et une déplorable impres-
sion. On réussira, j'en ai la pleine conviction, à faire
jaillir des sources, qui redonneront une vie nouvelle
à ces plantes desséchées, à ces oasis à moitié brûlées
par le soleil. La structure générale des terrains est
232 EN TRIPOLITAIXE
favorable à la concentration des eaux sous pression,
car en effet les strates sont inclinés uniformément sur
d'immenses distances. Ceci est l'une des conditions
propres pour la présence de nappes d'eau sous pres-
sion en profondeur. Dans l'extrême Sud l'eau n'est-elle
pas à la surface même du sol? Au pied du Djebel les
rivières souterraines se révèlent à de longues traînées
vertes d'une végétation qui puise par sa base l'élément
nécessaire à toute vie. — 11 semble, par conséquent,
bien qu'il doive exister à une certaine profondeur des
nappes immenses, puisque même parfois en surface
l'élément liquide existe et qu'il ne se déverse pas
dans la mer. Il est intéressant de remarquer à ce
propos que l'eau doit avoir tendance à s'éloigner du
rivage par suite de l'inclinaison générale des cou-
ches vers le Sud. Quoiqu'il en soit, des efforts con-
sidérables doivent être tentés pour la recherche, le
captage des sources et le forage des puits, les ré-
sultats favorables de ces travaux ne sont pas dou-
teux.
En ce qui concerne l'administration du vilayet
sous le régime ottoman, elle peut être comparée
sans désavantage à celle des autres colonies euro-
péennes d'Afrique. Le pays est divisé en cercles ayant
chacun à sa tête un administrateur. Le cercle lui-
même est divisé en sections avec des chefs de poste.
Toute l'administration est sous la haute direction
d'Ibrahim Pacha, maréchal d'empire, militaire émi-
nent qui a organisé la défense intérieure du pays.
Mais il s'est surtout efforcé de combattre la famine,
due à une sécheresse persistante. Il a employé toute
son influence, tous ses moyens à soulager les Ber-
bères. Son œuvre est magnifique, j'ai recueilli des
CONCLUSIONS 233
centaines de témoignages de reconnaissance. Et Ibra-
him Pacha, lors de la dernière visite que je lui rendis
à Tripoli en août dernier, m'entretint longuement
de ses projets de distributions de vivres. Il venait
de recevoir de nouveaux subsides du gouverne-
ment pour une répartition généreuse aux misé-
rables, et tandis qu'il me parlait de ces choses, sa
noble figure s'éclairait par la vision de tout le bien
qui allait résulter de ses démarches. Il me montra
ces milliers de misérables qui seraient recueillis
dans des baraquements aux portes de la ville, nourris
grâce aux efforts qu'il avait tentés. Sa figure si grave
d'ordinaire, comme attristée par les souffrances
de tout un peuple, s'animait en me citant les
chiffres des secours qu'il allait être en mesure de
donner. Je sentis qu'il avait mis toute son âme
dans cette grande œuvre et qu'il la poursuivrait
avec toute la persévérance que donne l'absolue con-
fiance dans l'accomplissement d'une tâche noble et
grande.
Mais les événements qui survinrent devaient
l'empêcher de terminer ce beau programme. Il
n'était de doute pour personne à Tripoli que le con-
sulat italien cherchait à créer un incident. Toutes
les occasions étaient saisies pour amener des diffi-
cultés au Vali et rendre sa position intenable. J'en
donne un exemple. Tandis que j'étais dans la ville, un
croiseur turc revenant du couronnement du roi
Georges entre dans le port. Chaque consulat, se
conformant à l'étiquette, arbore le pavillon du pays
qu'il représente. Seul, le consul d'Italie refuse de
saluer et prétexte qu'il n'a pas été informé officielle-
ment de l'arrivée du navire de guerre turc. Des inci-
234 EN TRIPOLITAINE
dents analogues, futiles en apparence, se répé-
taient chaque jour. Ils avaient un but précis, nette-
ment déterminé.
Au mois d'août, les difficultés augmentèrent à tel
point que la Turquie, pour essayer d'éviter une guerre
qu'elle sentait imminente, se décida, sous la pression
de l'Italie, à rappeler Ibrahim Pacha à Constanti-
nople. Ainsi, d'un jour à l'autre la Tripolitaine était
privée du chef aimé et vénéré de toute une énorme
population. Le moment était propice et, le 29 sep-
tembre l'Italie déclarait la guerre à la Turquie
Il serait hors des cadres de cet ouvrage de suivre
en détail les événements, mais je signalerai simple-
ment les faits les moins connus.
Au début de la guerre les journaux annonçaient
que la Tripolitaine était depuis longtemps de cœur
italienne ; et il paraîtrait exact que l'Italie a cru
trouver des alliés dans les Berbères. Le correspon-
dant du Temps (1) dit lui-même, il y a quelques
jours, que les Italiens se trouvaient tout à coup en
présence d'un nouvel ennemi quils ne soupçonnaient
pas, c'est-à-dire V Arabe.
Or, il paraît impossible que le gouvernement de
Rome méconnût le sentiment anti italien répandu
chez les populations berbères. Le gouvernement
turc de Tripoli avait peine à réprimer les manifes-
tations fréquentes des Berbères contre les commer-
çants italiens ou les représentants de cette nation.
On a voulu suggérer que ces conflits journaliers
étaient tramés par les Turcs eux-mêmes, mais il est
bien évident que pareille idée ne peut être soutenue,
(1) Le Temps du ô décembre 1911.
CONCLUSIONS 235
puisque la Turquie cherchait par tous les moyens à
éviter la guerre.
Il est intéressant de rechercher d'où est né le sen-
timent anti italien avec lequel l'Italie doit compter
en Tripolitaine. 11 n'est pas dû à une question de
religion, puisque les Français, les Allemands et les
représentants des autres nations sont considérés
d'une tout autre façon, mais il a son origine dans
une question d'intérêts. Comme je l'ai dit plus haut,
la population italienne de Tripoli est pauvre ; elle est
composée d'émigrants qui viennent chercher à ga-
gner leur vie, ils font concurrence aux marchands
arabes qu'ils supplantent bientôt, d'où une sorte
de jalousie qui se transforme en un sentiment anti-
pathique. Cette aversion s'est propagée jusqu'au
fond de la Tripolitaine.
On peut se rappeler qu'en Tunisie, où les Italiens
sont très nombreux, la situation était et est encore la
même. L'Italien n'a pas su en général se faire ai-
mer de l'indigène comme le Français.
Par conséquent l'Italie doit compter dans la guerre
actuelle sur une résistance désespérée des Berbères.
Il est hors de doute qu'avec les forces navales puis-
santes qu'elle possède elle occupera facilement
quelques oasis de la côte. La pénétration de l'inté-
rieur sera beaucoup plus difficile. C'est à ce mo-
ment que commencera véritablement une guerre
où il y aura un peu plus d'égalité entre les deux
parties. Les Turcs se retrancheront sur les mon-
tagnes du Sud et recevront des renforts et des
vivres de tout l'Islam. Une guerre d'escarmouches
et de guérillas commencera qui pourra durer long-
temps, car même si la Turquie était amenée à capi-
236 EN TRIPOLITAINE
tuler, les Berbères ne se soumettront pas volon-
tiers au joug italien. La conquête de l'intérieur par
l'Italie, qui ne possède la haute pratique des guerres
coloniales comme la France, sera longue et meur-
trière, car les populations indigènes fanatiques vont
se coaliser pour une résistance tenace et désespérée.
Une des questions qui a été souvent posée est de
savoir si la Tripolitaine aurait pu se développer
sous le joug des Turcs. On s'est parfois efforcé
de montrer que cela n'était pas possible. Evidem-
ment la situation était fort complexe à Tripoli. Im-
mense colonie que les Turcs en cas de guerre ne
pouvaient que difficilement défendre, ils ontdû, forcés
par les circonstances, considérer la maxime Ilospes,
hostis comme faisant en quelque sorte loi dans le
vilayet. Ce n'est du reste qu'à la suite d'incidents
regrettables que les Turcs interdirent le libre pas-
sage dans le vilayet. Mais si une garantie spéciale
avait pu être donnée à la Turquie, il est certain qu'elle
aurait fait tout son possible pour attirer sur cette
terre d'Afrique les entreprises étrangères. La Tur-
quie craignait toujours qu'une société ou une entre-
prise venant d'Europe cachât quelques complots. Et
en ceci elle avait raison. II ne faut donc pas repro-
cher à la Turquie les entraves qu'elle a semblé vou-
loir mettre au commerce étranger. Elle aurait voulu
développer le commerce mais elle ne l'a pas pu. Et
l'on est bien obligé de conclure que c'est l'Europe
elle-même qui a fermé la Tripolitaine, quelque para-
doxale que puisse paraître cette idée.
Si l'Italie s'empare de la Tripolitaine, ce qui ne
pourra se faire probablement que par une action
diplomatique, elle aura une lourde tâche. Elle devra
CONCLUSIONS 237
s'attacher à développer le commerce et l'industrie.
Le forage de puits permettra d'agrandir les oasis et
d'étendre les zones cultivables. Il faudra augmenter
la production du pays dans de grandes proportions.
Dans les montagnes les riches gisements miniers
pourront être exploités avec profits et les chemins
de fer seront faciles à établir dans un pays où le
terrain n'exigera que peu de travaux d'art pour la
pose des voies ferrées. Ce programme l'Italie devra
l'accomplir si elle occupe le pays. Mais il lui faudra
un effort colossal pour le mener à bien. Je rappelle
les quelques lignes suivantes dues à M. Gabriel
Charmes (1) et qui me paraissent aujourd'hui d'à
propos :
Que les Italiens y réfléchissent ! la colonisation
est une œuvre de luxe à laquelle ne peuvent s'adon-
ner que les peuples qui ont une surabondance de ri-
chesses. Pour les autres elle ne saurait être qu'une
aventure, la plus folle, la plus dangereuse de
toutes. 11 est vrai que ces lignes datent de 1896.
Depuis lors l'Italie s'est fortifiée, a développé sa
richesse avec une honorable persévérance et par
conséquent les conditions ne sont plus les mêmes.
Mais il ne faut cependant pas s'illusionner, les dé-
penses devront être colossales pour arriver à un
résultat en Tripolitaine. Là où les Turcs adminis-
traient le pays avec peu, l'Italie devra dépenser dix
fois plus pour atteindre le même résultat.
Mais laissons là ces considérations qui ne peuvent
être que trop anticipées, car l'Italie n'occupe au-
jourd'hui que quelques dizaines de kilomètres carrés
(1) Gabriel Charmes, la Twiisie et la Tripolitaine. Paris, 1896,
p. 297-298.
238 EN THIPOLITAINE
d'un pays qui en a plus d'un million. Il ne s'agit pas
encore pour elle de développer le pays mais de le
soumettre.
Ce sera difficile, caries Turcs et les Berbères se-
ront soutenus dans leur lutte par la noblesse et la
justice de leur cause. Ils recevront de tout l'Islam
des encouragements et des secours qui leur per-
mettront de résister longtemps, peut-être avec suc-
cès, à l'action de leurs ennemis.
APPENDICE
MÉMOIRES DU MARÉCHAL IBRAHIM PACHA, ANCIEN GOU-
VERNEUR, SUR SON OEUVRE EN TRIPOLITAINE AVANT
LA GUERRE, 1910-I9II.
Introduction de l'auteur. — Le maréchal Ibrahim Pacha. — Biogra-
phie. — Les mémoires. — La situation de la Tripolitaine à l'arrivée
du maréchal Ibrahim Pacha. — Le programme des réformes et les
difficultés avec l'Italie. — L'œuvre d'Ibrahim Pacha: 1° Lutte contre
la famine. — 2° La réforme du corps de police. — 3° L'éducation des
agents de police. — 4° La fondation d'une école d'agriculture. —
5° Le développement des voies de communication. — 6° La question
des sources et despuits. —7° L'éclairage de Tripoli. —8° Le dévelop-
pement de l'instruction. — 9° Les recherches minières en Tripolitaine.
— 10° Le développement de l'armée et du sentiment national. — Ré-
sumé.
Introduction de V auteur.
J'ai décrit dans le cours de mon récit les institu-
tions, les réformes, l'organisation du vilayet. J'ai
insisté souvent sur l'effort fait par le gouvernement
pour enrichir les habitants, pour les éduquer, pour
les développer. Partout des essais étaient tentés
pour diminuer la pauvreté des habitants, augmenter
le bien-être et la richesse du peuple.
La déclaration de guerre est venue interrompre le
travail commencé avec peine.
240 EN TKIPOL1TAINE
L'œuvre accomplie en Tripolitaine est due en
grande partie au maréchal Ibrahim Pacha, gou-
verneur du vilayet, dont j'ai déjà signalé les hautes
qualités.
L'œuvre commencée est inachevée, mais elle est
considérable. Elle a été inspirée par les sentiments
nobles et élevés d'un grand patriote qui avait une
haute idée de la mission qui lui était confiée.
Son Excellence Ibrahim Pacha a bien voulu me
rassembler des documents sur son activité en Tri-
politaine. Ces documents sont précieux, ils montrent
l'effort constant vers un but déterminé, ils mettent
en lumière la sourde animosité des Italiens contre
toute œuvre de réforme, l'acharnement, pourrais-je
dire, avec lequel ils ont entravé tous les actes d'Ibra-
him Pacha.
Mais ces documents ont encore une autre valeur.
Ils sont les mémoires du gouverneur général de la
Tripolitaine en fonction avant la guerre.
Ces Mémoires sont sincères. Ils émanent d'un
cœur noble et d'un patriote qui aime son pays. Les
faits qui y sont indiqués sont exacts. J'ai vu une par-
tie des réformes signalées pendant mon séjour en
Tripolitaine.
Je reçois ces documents, mon manuscrit étant déjà
terminé. Ils confirment les observations faites pen-
dant mon voyage. Il sera facile de constater que les
idées qui y sont émises concordent avec celles con-
tenues dans mon récit. Il n'y a aucune contradiction.
Et c'est là le point capital, car c'est une preuve de
sincérité.
Je donne tout d'abord une courte biographie de
l'ancien gouverneur de la Tripolitaine.
APPENDICE 241
Le maréchal Ibrahim Pacha.
Le maréchal Ibrahim Pacha est sorti de l'école
militaire supérieure. Pendant la guerre Turco-Russe
et pendant la guerre Turco-Grecque il était corn-
mandant de division et a fait partie de l'état-major.
Dans son service il a montré des capacités remar-
quables. C'est un officier de très grand mérite. Il a
en outre fait preuve en plusieurs occasions d'une
bravoure admirable.
Il fut ensuite nommé commandant du quatrième
corps d'armée à Erzindjan. Il remplissait ces fonc-
tions lorsqu'il fut appelé au milieu de 1910 au plus
haut commandement du vilayet de Tripoli. La si-
tuation de gouverneur de cette colonie était une
marque de haute confiance, car ce pays avait ac-
quis ces dernières années une importance consi-
dérable.
Je transcris maintenant les Mémoires. Pour plus
de clarté et de compréhension dans l'exposé des
faits, je choisis pour la rédaction la forme imperson-
nelle.
LA SITUATION DE LA TRIPOLITAINE A L'ARRIVÉE
DU MARÉCHAL IBRAHIM PACHA
A son arrivée en Tripolitaine Ibrahim Pacha é
trouvé le pays en désordre et abandonné. Cette co-
lonie avait été considérée pendant longtemps par les
Turcs comme un lieu d'exil, pour les proscrits poli-
tiques.
Ibrahim Pacha constata bientôt l'influence domi-
16
242 EN TRIPOLITAINE
nante prise par les Italiens dans le vilayet. Les Ita-
liens cherchaient à accaparera leur profit les intérêts
économiques au grand détriment des indigènes. Jls
regardaient avec jalousie et défiance les étrangers
qui débarquaient dans le pays. Les Italiens avaient
déclaré une guerre économique à outrance à la pro-
vince. Ils estimaient avoir des droits privilégiés en
Tripolitaineet cherchaient à influencer les agents du
gouvernement turc.
LE PROGRAMME DE RÉFORMES D'iBRAHIM PACHA
ET LES DIFFICULTÉS AVEC L'iTALIE
Ibrahim Pacha commença alors l'étude des ré-
formes nécessaires en examinant avec la plus scru-
puleuse conscience la situation telle qu'elle était. Il
dressa des plans qui devaient être rigoureusement
suivis et il porta dans ce travail consciencieux tous
ses efforts et son ardent patriotisme.
Il chercha tout d'abord à assurer la tranquillité
dans la colonie. Il fit régner dans l'administration
officielle une discipline sévère. En peu de temps,
grâce à un travail acharné et à beaucoup de peine,
il mena à bien cet effort colossal.
Il fallait dresser un programme de réformes et dé-
velopper le pays. La police devait être organisée
sur des bases nouvelles. 11 fallait donner un nouvel
essor à l'instruction, aux travaux publics, au com-
merce et à l'agriculture ; établir la régularité dans
toutes les administrations et maintenir l'ordre pu-
blic. Le traitement des fonctionnaires devait être
payé sans arriérés et régulièrement. Le service mi-
litaire obligatoire devait être imposé aux Berbères.
APPENDICE 243
La loi devait être respectée et comprise des habi-
tants.
Le maréchal Ibrahim avait su gagner en un court
laps de temps l'affection et la confiance du peuple,
ainsi que des représentants des nations étrangères,
à l'exception du consul d'Italie M. Pestaloudja.
Sa méthode d'action était celle qui s'adapte le
mieux à un gouvernement constitutionnel. Partout
la justice, la discipline, l'ordre devaient régner. Ce
programme ne plut pas aux Italiens qui avaient de
secrètes ambitions, pour lesquelles cette ligne de
conduite était un sérieux empêchement.
Aussi les Italiens n'ont-ils pas tardé à se plaindre
en exagérant des incidents futiles et sans importance
après avoir dénaturé des faits et répandu dans le
public au moyen de la presse des inexactitudes. Ils
créèrent des difficultés et cherchèrent à produire
des conflits journaliers.
l'oeuvre d'ibrahim pacha
i. Lutte contre la famine.
Il ne pleut en Tripolitaineque rarement. Pendant
ces cinq dernières années il n'est guère tombé d'eau,
aussi la sécheresse était générale. Partout les cul-
tures étaient desséchées. Les habitants ne récoltaient
plus rien. C'était la misère. La famine régnait. Des
milliers d'habitants végétaient torturés par la faim.
Beaucoup mouraient.
(Ici le document se termine par cette phrase :
« Comme vous savez ce que j'ai fait dans ce domaine
je ne vous donnerai pas de détails. »)
(Ibrahim Pacha a établi dans toute la Tripolitaine
244 EN TRIFOLITAINE
la distribution journalière de vivres pour soulager
les malheureux. J'ai parlé ailleurs de ces bienfaits et
je renvoie le lecteur aux pages 2, 19, 206, 207, 282,
233, où j'ai traité de cet effort admirable. — Note de
l'auteur.)
2. Réforme du corps de police.
Il n'est pas possible de faire évoluer et progresser
un pays où la sûreté et la tranquillité ne régnent
pas. Aussi Ibrahim Pacha a porté tous ses efforts
sur l'établissement d'un corps de police capable et
fonctionnant régulièrement. Auparavant les fonc-
tionnaires n'étaient pas à la hauteur de leur tâche.
Il fallait modifier toute une organisation compli-
quée. Ibrahim Pacha nomma un directeur de police
très capable, Assim bey, un commissaire de police et
des agents instruits et bien élevés. Des instructions
précises furent remises à tous les fonctionnaires qui
durent accomplir leur devoir ponctuellement.
3. Education des agents de police.
Avant l'arrivée de Son Excellence le recrutement
des gendarmes était défectueux. On prenait n'im-
porte qui. Il s'en suivait que la police était mal faite.
C'était comme si elle n'existait pas. Son Excellence
a introduit une discipline sévère. Elle a fondé une
école de gendarmerie et a nommé des officiers ca-
pables pour la diriger. Les mauvais élèves furent
impitoyablement congédiés.
Ibrahim Pacha a augmenté la durée des études
pour les agents de la police. Auparavant les élèves
n'étaient instruits que pendant quelques mois, ce
qui était insuffisant. Une loi fut proclamée portant
à 5 ans le temps obligatoire que devaient passer à
l'école de gendarmerie les futurs agents.
APPENDICE 245
Beaucoup d'agents qui ne présentaient pas des
garanties suffisantes ou les qualités nécessaires
pour accomplir leur service furent remplacés par de
nouveaux éléments, souvent plus jeunes et qu'il
était plus facile d'instruire.
L'administration méthodique était introduite dans
la gendarmerie. Chaque agent avait sa tache spé-
ciale à remplir. Dès lors la sécurité régna partout
et chacun put voyager dans le pays sans danger.
4- La fondation d'une école d'agriculture.
La sécheresse et l'inertie des habitants étaient
les deux causes qui amenaient la famine. Les ré-
coltes étaient minimes, l'agriculture n'était pas dé-
veloppée comme elle aurait pu l'être. Car l'igno-
rance était générale. Son Excellence chercha à
combattre toutes ces causes qui engendraient la
misère. Elle voulut introduire dans l'agriculture les
méthodes modernes et scientifiques, elle voulut dé-
velopper cet art qui devait, sinon amener la richesse,
du moins atténuer les maux du peuple.
Pour cela il fallait des agriculteurs. Ibrahim Pa-
cha fonda une école d'agriculture à 5 kilomètres de
la ville près de Seydi Missri. Cette école comprenait
de grands jardins et coûta 4-5oo livres turques. On
y acceptait des élèves externes et internes. La durée
des études était fixée par un programme bien étudié.
On fit venir des instruments d'agriculture pour en-
seigner aux élèves leur maniement et les instruire
dans la pratique de cet art. Le profit de cette insti-
tution devait en être retiré par le peuple entier.
Mais en dehors de l'agriculture générale on en-
seignait à l'école les méthodes pratiques de faire
l'huile, le fromage. Les élèves étudiaient le jardinage
240 EN TRIPOLITAINE
et la culture des différents arbres. On y enseignait
aussi l'élevage.
Tout ceci avait pour but d'augmenter la richesse
et le commerce de la province. Le bâtiment avait été
construit, les programmes adoptés et l'école inau-
gurée.
5. Le développement des voies de communication.
Avant Ibrahim Pacha on n'avait rien fait pour les
travaux publics. Il n'existait qu'une route d'un kilo-
mètre. On n'avait pas non plus songé à construire
un port dans lequel les bateaux seraient à l'abri des
vagues du large.
Son Excellence avait décidé de construire des
voies d'accès pour l'intérieur. Elle s'est occupée tout
d'abord d'établir une route jusqu'à Zanzour à 20 ki-
lomètres de Tripoli. Un programme très bien étudié
fut établi. Un plan général fut dressé. Il ne s'agis-
sait rien moins que de construire 600 à 700 kilo-
mètres de route.
Un contrat fut conclu avec un ingénieur français
du nom de Lamauan qui agissait au nom d'un syndi-
cat important. Il devait établir des projets précis
pour relier Tripoli au « Djebel Yeffren » d'une part
et Tripoli à « Haumauz » d'autre part par des routes
bien construites qui rendraient d'inappréciables ser-
vices. Mais Son Excellence était partie au moment
où les ingénieurs français débarquèrent à Tripoli.
Ainsi ces entreprises restèrent stériles. Son Excel-
lence était absente quand les projets pour la cons-
truction du port furent élaborés par un ingénieur
venu de Constantinople. Cet ingénieur était chargé
d'accélérer tous les travaux en cours et de les mener
à bonne fin.
APPENDICE 247
6. La question des sources et des puits.
Son Excellence a porté son attention sur les ques-
tions complexes des sources et des puits. L'eau
n'est-elle pas un élément indispensable à l'entre-
tien de la vie? Les hommes, les animaux, les arbres,
les semences, les céréales en ont besoin pour croître
et se développer. La bonne eau est nécessaire
pour l'alimentation des habitants, pour entretenir la
santé générale de la population. Mais il faut aussi
éviter les eaux stagnantes qui sont des foyers de
maladies.
Son Excellence a cherché à multiplier les sources,
à faire jaillir du sol une eau abondante et pure. La
recherche des sources a été poussée très loin et de
grands efforts ont été faits dans ce domaine.
Dans ce but Son Excellence a fait "venir de Tuni-
sie l'ingénieur en chef des Travaux publics accom-
pagné d'un spécialiste M. Ekli. Elle a conclu des en-
gagements avec cet ingénieur pour préparer et
mener à bien d'importants travaux de recherches et
d'aménagements de sources.
Une somme de 4°-000 francs a été consacrée
pour cette affaire. Il s'agissait de découvrir de nou-
veaux points d'eaux et de construire des digues dans
la vallée de « Medjnine ». 11 fallait assurer un écou-
lement au lac de « Tavaurga ».
En outre Tripoli manque de bonne eau. Un pro-
jet était à l'étude pour fournir à la ville les eaux
des excellentes sources « d'Ain Zara ».
Un contrat avait été signé avec l'ingénieur, M. La-
mauan, pour creuser des puits artésiens dans les
domaines de l'école d'agriculture.
Mais Son Excellence quitta Tripoli au moment où
248 EX TRIPOLITAINE
l'ingénieur susnommé allait commencer ces impor-
tants travaux.
7. L'éclairage de Tripoli.
Ibrahim Pacha avait constaté l'insuffisance de
l'éclairage des rues de Tripoli. Il n'y avait que d'an-
ciennes lampes à pétrole trop rares, et seulement
dans les rues principales. Elles étaient placées au
hasard par décision de la municipalité.
Son Excellence a réformé cette manière de faire.
Elle a partout fait placer de nouvelles lampes con-
formément à un décret spécial. Les principales rues
ont joui alors d'un éclairage suffisant et largement
réparti.
8. Le développement de V instruction.
De grands efforts ont été faits pour développer
l'instruction, la répandre dans tout le pays. Il exis-
tait auparavant seulement 26 écoles, ce qui n'est rien
si l'on songe que la Tripolitaine compte plus d'un
million d'habitants. L'instruction était négligée et
les habitants de la province vivaient dans une pro-
fonde ignorance.
Cette situation était néfaste. La civilisation ne
pouvait pas pénétrer, le commerce et la richesse
ne se développaient pas.
Malgré l'insuffisance du budget Son Excellence a
réussi à créer 3G nouvelles écoles qui recevaient des
élèves internes et externes.
Elle a décidé de continuer cet effort et d'ouvrir
chaque année de nouvelles écoles dans les princi-
pales agglomérations de la province là où cela se-
rait jugé nécessaire.
En plus une école normale était fondée pour ins-
truire les professeurs nécessaires qui iraient porter
APPENDICE 249
au loin le savoir et la science. Cette école recevait
des élèves internes.
(). Les recherches minières en Tripolitaine.
Son Excellence a appris que la province était riche
en gisements miniers. Cette question des mines
avait une grande importance car, si les gisements
étaient exploitables cela pouvait amener le dévelop-
pement du pays, accroître la richesse générale, don-
ner plus d'intensité au commerce local.
Son Excellence a favorisé tant qu'elle a pu les
voyages des étrangers qui possédaient les connais-
sances minières nécessaires.
Seulement cet effort a fait une impression défa-
vorable sur les Italiens qui jalousaient l'influence des
autres nations. Aussi ils ont augmenté l'opposition
systématique et ont créé beaucoup de difficultés au
maréchal Ibrahim Pacha.
Les Italiens prétendaient avoir des droits de prio-
rité sur les richesses minérales de la colonie et sur-
tout sur la mine de soufre.
Ils cherchaient à empêcher les étrangers de
pénétrer dans le pays pour s'approprier les mines
sur lesquelles ils prétendaient avoir la préférence.
C'est pour cela qu'ils ont demandé à Constanti-
nople l'autorisation de conduire une expédition
scientifique dans l'intérieur du pays. Ils montèrent
une mission qui avait pour but la recherche et la
découverte de gisements miniers sur un grand
territoire. En cette occasion les italiens créèrent à
Ibrahim Pacha toutes sortes de difficultés et se plai-
gnirent de Son Excellence.
Le corps minéralogique Italien était occupé à des
études minières à la distance de 20 jours de Tripoli,
HO EN TRIPOL1TAINE
à « Sokna » sur la route du Fezzan, lorsque les Ita-
liens déclarèrent la guerre à la Turquie.
10. Le développement de V armée el du sentiment
national en Tripolitaine.
Une des causes qui ont le plus irrité les Italiens
contre le maréchal Ibrahim Pacha est la question
du recrutement des soldats indigènes.
Le gouvernement turc ne s'était pas encore occupé
de cette très importante question dans ce domaine
immense d'Afrique qui est sous sa direction depuis
plus de quatre siècles. Le gouvernement ottoman
avait bien essayé pendant ces deux derniers demi-
siècles de généraliser le service militaire dans la pro-
vince et d'obliger les habitants à servir, mais ces pre-
miers efforts n'avaient pas été couronnés de succès.
Son Excellence a compris la grandeur et l'impor-
tance de la tâche qui lui incombait. Elle connaissait
le danger que courait la colonie. Diverses peupla-
des du pays se jalousaient. Des conflits fréquents
affaiblissaient l'ensemble du pays. L'unité n'était
nulle part. Il fallait rassembler toutes les tribus
indépendantes pour pouvoir résister aux attaques
et au danger extérieur.
Ibrahim Pacha a alors cherché à unir tous les ha-
bitants pour assurer l'avenir. Au bout de peu de
temps il a atteint son but.
Son Excellence s'est adressée au sentiment reli-
gieux qui unit tous les cœurs de l'Islam. Cette force
spirituelle doit être comptée comme la plus grande
qui existe en ce monde.
Son Excellence a mis sa confiance dans le courage
de tous les musulmans et dans l'élévation de leur
esprit.
APPENDICE 251
Ibrahim Pacha a pour ainsi dire préparé l'âme et
le sentiment des soldats. Mais outre cela il a réta-
bli l'ordre et la discipline militaire dans les troupes.
Il fallait relever le sentiment militaire aux yeux de
tous, le faire éclater partout, le glorifier publique-
ment. Il fallait montrer au public un modèle d'ordre
et de discipline et d'un autre côté profiter de toutes
les occasions pour donner des conférences, éveiller
l'affection et le désir pour le service militaire. Les
cœurs et les consciences devaient être imprégnés
d'enthousiasme pour la défense de la Patrie et du
sacrifice pour Elle!
Pour le recrutement des troupes, Son Excellence
a inauguré au mois de février le tirage au sort. Cette
cérémonie a été faite avec une pompe considérable
et dans un fastueux décor en présence de plus de
5o.ooo personnes. Son Excellence a voulu faire une
manifestation imposante pour frapper les esprits.
Elle a fait à la foule énorme qui se rassemblait
pour l'entendre de grands discours patriotiques.
L'enthousiasme a été indescriptible. L'accueil excel-
lent. Des réjouissances ont été prescrites pour le
peuple à la suite de ce résultat merveilleux. La joie
et l'unité entre les habitants étaient consacrées en
ce jour mémorable.
Ibrahim Pacha avait obtenu la pleine réussite de
ses projets. Les attachés officiels étrangers le félici-
tèrent en cette occasion.
Au mois de mai le bateau allemand de touristes le
Météor, qui était déjà venu trois fois à Tripoli,
entra dans le port. Des centaines de touristes et
de voyageurs se trouvèrent spectateurs de ces im-
posantes manifestations et présentèrent à Son Excel-
952 EN TRIPOLITAINE
lence leurs appréciations élogieuses et leurs chaleu-
reuses félicitations.
Le 10 juillet eut lieu la fête nationale ottomane.
Les troupes défilèrent devant le gouvernement mili-
taire. Le spectacle fut imposant. Les divers groupes
et divisions de l'armée, composés pour la moitié
d'indigènes, passèrent devant le département mili-
taire en présence de milliers d'assistants et de tous
les attachés diplomatiques.
Le déploiement des troupes eut lieu dans Tordre
le plus parfait. Les étrangers admirèrent la tenue
générale correcte et martiale des soldats et des offi-
ciers.
Résumé.
Les dix articles précédents mettent en lumière
l'œuvre que le maréchal Ibrahim Pacha a accomplie
en douze mois. L'effort a été considérable. Son
Excellence a employé son activité dans tous les do-
maines. Elle a cherché dans ce court laps de temps
à arranger toutes les affaires de la colonie., à déve-
lopper la vitalité de la province.
Ibrahim Pacha a déployé une grande activité pour
faire progresser son pays. Il avait dévoilé au gouver-
nement de Gonstantinople les désirs d'occupation des
Italiens. C'est pour cela qu'il fut en butte de la part
de ces derniers à une hostilité constante.
Les Italiens se plaignirent du gouverneur. Ils
créèrent de rien des questions compliquées et cher-
chèrent à amener un conflit. Les accusations contre
Ibrahim Pacha furent fréquentes parce qu'il était
par son énergie et ses hautes capacités un puissant
APPENDICE 2Ô3
obstacle au développement de l'influence italienne en
Tripolitaine.
Sur ces entrefaites survint le conflit franco-alle-
mand. L'équilibre méditerranéen était rompu. La
question de « Fez » était un prétexte pour la campa-
gne de Tripoli. Le moment était propice, le prétexte
trouvé. Mais il fallait éloigner Ibrahim Pacha de
Tripoli pour priver cette colonie d'un gouverneur
dévoué.
Les Italiens ont alors réussi à faire exécuter leurs
désirs au grand vizir « Hakki Pacha » qui avait jadis
été à l'ambassade de Rome.
Le gouvernement ottoman rappela alors Ibrahim
Pacha à Constantinople au moment de la crise
aiguë. La Tripolitaine fut ainsi privée d'un chef
adoré de la population et qui aurait pu servir uti-
lement son pays dans ce moment critique.
D'après les documents originaux
fournis par Son Excellence le ma-
réchal Ibrahim Pacha, ancien gou-
verneur de la Tripolitaine.
FIN
CARTE DE LA TRIPOLITAINE OCCIDENTALE
La région du Djebel Nafousa, de Nalout à Gharian, d'après une carte inédite
BEI Mansa
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$ \Beft Garde n;^|; rt BouX^Sl
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TABLE DES GRAVURES
Pages.
Planche I. — Portrait de l'auteur 1
— IL — Tripoli. — Sur les" toits : le château du
Pacha, la tour de l'Horloge, les mina-
rets 16
Rhar. — Le fondouk 16
— ' III. — Tripoli. — Le départ de la Mission pour
Ghadamès 24
— IV. — Nous traversons les belles palmeraies de
l'Ymaya et de Dgedgdaïn 30
A l'approche de la nuit les tentes sont
montées sur le sol aride 30
V. — Le Bled 32
Nous suivons au Nord la haute falaise du
Djebel Nefousa. . 32
— VI. — Le puits de Barka 36
Le campement de Dgdeida 36
— VIL — Les ruines de Tiji-Aïn-Ghesbah .... 38
La mission dans le bled tripolitain ... 38
— MIL — En route vers Nalout . 40
Le débouché de l'Oued Bou-el-IIassa dans
la plaine 40
— IX. — Vue générale du plateau de Nalout ... 14
Nalout, la capitale du Djebel occidental . 44
— X. — Escalade de la falaise du Djebel Nalout . 46
Une mouquère, chargée de sa gherba, re-
vient du puits 46
— XL — Un passage difficile près de Nalout . . . 52
Village troglodytique de Hassian. ... 52
— XII. — La mission en marche dans l'oued Lour-
• • ' ' zout 58
• - • Bir Zar. — Le puits turc 58
266 EN TRIPOLITAINK
Pages.
Planche XIII. — Bir Zar. — A la frontière tunisienne . 66
Campement de Bédouins 66
— XIV. — Vue générale des oasis de Châoua . . 82
La colline de Kasser el-Tyn dans les
environs de Châoua 82
XV. — Du haut de l'El-Gara la vue s'étend sur
le village et la Sebkha de Châoua. . 100
Les palmeraies de Châoua sont situées
au pied de l'El-Gara 100
— XVI. — Les « Portes de sable » 418
La Sebkha de Mzézem 118
XVII. — Mahmoud Faousi, Kaïmakan de Gha-
damès. A gauche: sur son méhari; à
droite : devant sa maison 130
— XVIII. — Ghadamès: Les « Idoles »et l'ancienne
enceinte de l'oasis 136
Ghadamès : Le quartier du Ksar au sud
de l'oasis 136
— XIX. — Ghadamès : Une rue à ciel ouvert dans
le quartier des Béni Oualid .... 142
Un puits dans la Hamâda 142
— XX. — Ghadamès : Sur la terrasse de notre mai-
son dans le quartier des Béni Oualid. 150
Ghadamès : La limite des jardins dans
la partie sud-ouest de l'oasis . . . 150
— XXI. — Le bord du Djebel est échancré par des
vallées profondes et ramifiées . . . 162
Un puits dans le Djebel Nalout . . . 162
— XXII. — Razaya : Les palmeraies 166
Razaya. La maison souterraine d'Ha-
med Madouk 166
— XXIII. — Au Ksar Razaya : Vue sur la plaine;
à droite : Ilamed Madouk .... 170
Razya : La falaise du Djebel Nalout. . 170
— XXIV. — La vallée de Tirhit 176
Tirhit 176
— XXV. — Les mouquères au bord du puits de
Tirhit . . 178
Zaptié gardant le campement de la
Mission 178
— XXVI. — Les habitations du village de Hoham-
med se confondent avec le rocher . 180
Le village de Kabao et notre campe-
ment 180
— XXVII. — L'oued Serons 182
TABLE DES GRAVURES 2r>7
Pages.
L e village de Tinzeret 182
Planche XXVIII. — Bedern : Le campement de la mission . 184
Le Djebel Bedern vu de la plaine . .184
— XXIX. — Diouche. La source 188
Le Kaïmakan de Diouche nous accom-
pagne pendant plusieurs heures . . 188
— XXX. — Chekchouk. Le château des Boumis. . 192
Vues du haut de la falaise les oasis de
Chekchouk et de Massida apparaissent
dans la plaine comme des taches
sombres 192
— XXXI. — Dépècement d'une chèvre 200
Dromadaires à l'abreuvoir 200
— XXXII. — Le Ksar Yeffren : Exercice des recrues
berbères 208
Le bord de la falaise 208
— XXXIII. — Le Ksar Gharian 214
Au fond d'une maison troglodyte de
Gharian 214
. — XXXIV. - Le Djebel Gharian 218
Azisie 218
— XXXV. — Oasis de SanytBéniadem : le puits . . 222
— — : le réservoir . . 222
— XXXVI. — La région des dunes entre Sanyt Bénia-
dem et Tripoli 224
Arrivée de la caravane dans l'oasis de
Tripoli 224
— XXXVII. — Betour de la mission Bernet à Tripoli
le 27 juillet 1911 226
— XXXVIII. — Son Excellence le Maréchal Ibrahim
Pacha, gouverneur de la Tripolitaine
au moment de la déclaration de la
guerre entre la Turquie et l'Italie. . 238
Carte-Itinéraire de la mission Bernet en Tripolitaine.
TABLE DES MATIÈRES
Page s.
Préface de M. Duparc, professeur à l'Université de
Genève vu
Introduction de l'auteur 1
CHAPITRE PREMIER
Malte et Tripoli. — De Paris à Tripoli. — Malte. — La
Valette. — Le port. — Population. — Tripoli. — L'arri-
vée. — Tripoli vu de la mer. — Débarquement mouve-
menté. — La douane. — Formalités. — Les hôtels. —
Première impression. — Hôtel Minerva. — Les Souks.
— Place de la Tour-de-1'Horloge. — Les cafés. — Cercle
militaire. — Cinématographe. — Nouveaux quartiers. —
Minoterie. — Village nègre. — Le vieux Tripoli. —
Aventure nocturne. — Une soirée au théâtre grec. —
Bars arabes. — Les étrangers à Tripoli. — Les consulats.
— Le consul impérial d'Allemagne. — Visite au Valy.
— Le maréchal Ibrahim Pacha. — Son œuvre et sa popu-
larité. — Chez Ahmed Hamdi commandant de la gen-
darmerie. — Propreté et sécurité de la ville. — La police
indigène. — Achat de chameaux. — Au fondouk. . . 5
CHAPITRE II
Les oasis de la côte et le bled tripolitain. Nalout. — Ras-
semblement de la caravane devant le consulat. — Charge
260 EN THIPOLITAINE
Pages.
des chameaux. — Les Zaptiés. — Le Chaouch. — Le dé-
part. — Le long de la côte. — Zanzour. — Les puits.
— Les jardins. — L'industrie du vin de palme. — La
récolte du vin de palme en Tripolitaine. — Le vin de
palme dans les régions équatoriales. — Route en cons-
truction. — Le fondouk de Rhar. — Le marchand
arabe. — Chiens kabyles. — L'oasis d'El Zaoïa. — Le
village, — Le cimetière berbère. — Campement. — Bir
Turkey. — Cavaliers turcs. — Le brigand. — Mentalité
orientale. — Ouragan de sable. — Le puits de Dgdeida.
— Sur les chameaux. — Puits de Barka. — Égaré dans
le bled. — La source de Dgdeida. — Repas en relard.
— La falaise du Djebel Fassato. — L'oasis de Tiji-Aïn
Ghesbah. — Les ruines. — La chambre des squelettes.
— Campement de Salat-Bou-El-Hassa. — Escalade de la
falaise. — Le dernier refuge des révoltés. — La source
de Nalout. — Bien gardé. - Arrivée à Nalout. — Le
docteur Raffet. — Promenade. — Porteuse d'eau. — Le
puits. — Le ksar berbère. — Maison troglodyte. — Le
siège du gouvernement. — Postes et télégraphes. —
Le vent. — Déménagement 24
CHAPITRE 111
.1 la frontière tunisienne. — Départ de Nalout. — Le guide
Daou. — Passage difficile. — Village troglodyte d'Has-
sian. — L'oued Lourzout. — Chasseà la gazelle. — Bir-
Zar. — Le puits. — L'eau. — Ala frontière. — Territoire
interdit. — Frontière bien gardée. — Territoire contes-
té. — Les travaux de la commission mixte. — Incidents
de frontière. — Topographie. — Le simoun. — Tempête
de sable.— Le chaouch perdu dans le désert. — Égaré.
— Flair des chevaux berbères. -- Chez les Bédouins.
Types berbères. — Les pâturages. — Coutumes des
Bédouins. — Le repas. — Ames chevaleresques des Bé-
douins. — Nobles sentiments des peuples primitifs. —
Hospitalité berbère. — Chute de chameau. — L'oued
Girgir
TABLE DES MATIÈRES 261
CHAPITRE IV
Pages.
Les oasis de Sinàoum et de Chàoua. — Arrivée à Sinàoum.
Le cheik. — Hôtes encombrants. — Le réveil. — Chez
le directeur des Postes et Télégraphes. — Le télégraphe
en Tripolitaine. — Imagination orientale. — La vie du
Moudir. — Exil des fonctionnaires. — Le médecin-major
en mission. — L'oasis de Châoua. — Administration. —
Propagation des nouvelles dans le désert. — Le briga-
dier. — Les jardins. — Les sables envahisseurs. — Di-
minution du nombre des jardins et de la population. —
Irrigation des palmeraies. — Sources et puits. — Palme-
raies enfouies sous les sables. — La vieille tour. —
Paysage de mort. — La race indigène. — Son attrait
sympathique. — Sur les terrasses. — Le conte de la
gazelle. — Le négro. — Un esclave volontaire. — Sur
l'El-Gara. — Combat de frontière. — Les fours à plâtre.
— Visite imprévue et agréable. —- Arrivée de la cara-
vane. — Discussions. — Rivalité de nos zaptiés. ... 69
CHAPITRE V
Dans la Hamàda. — Départ de Chaoua. — Le marquis de
Mores. — La rencontre' du major. — Désert pierreux.
— Les sangsues. — Monotonie. — Caravanes dans la
Hamâda. — Passage difficile. — Les portes de sable. —
Marche pénible. — La Sebkha de Mzézem. — Le mi-
rage. — La palmeraie de Mzézem. — Terreur du chaouch.
— Émanations empoisonnées. — Cadavres. — La source.
— Le bordg sépulcral. — La garnison anéantie. — Le
sel. — L'eau. — Le lac. — Au nord de la Sebkha. —
Pas d'ombre. — Départ de Mzézem. — Traversée de la
Sebkha. — De nouveau dans le désert pierreux. — Le
cyclone. — Le courrier. — En vue de Ghadamès ... 106
202 KN TIUPOLIT.UNK
CHAPITRE VI
Pages
Ghadamès. — Chez le gouverneur. — Chambre de fonc-
tionnaire. — Une vaste maison nous est fournie par le
gouvernement. — Réception du Kaïmakan Mahmoud
Faousi. — Accueil amical. — Le mystère de Ghada-
mès. — Situation de loasis. — Etape importante. — Pro-
menades dans la ville. — Rues couvertes. — Carrefours.
— Amabilité des Ghadamésiens. — La nouvelle ville. —
L'art. — Camp targui. — Les idoles. — Ruines. — Le
bassin d'Arhechchouf. — Eau thermale. — Rains. —
Source froide. — Sol de Ghadamès. — Les jardins. —
Les cultures. — Le trafic du Soudan. — Les caravanes. —
Les marchands arabes. — Diminution du transit. — Sa
cause. — La chute de Ghadamès. — Industrie. — Les
cuirs. — Les armes. — Les habitants. — Les Rerbères.
— Les Touareg. — Camp des Touareg. — La popula-
tion nègre. — Sa transformation intellectuelle. — Son
mélange avec les Rerbères. — La langue. — Fanatisme.
— La population turque. — L'élément militaire. — Les
fonctionnaires civils. — La frontière de Ghadamès. —
Isolement et tristesse de Ghadamès. — Les marabouts.
— Sur le toit de notre maison. — Les mosquées. — Sim-
plicité des fonctionnaires. — Leur obéissance. — La
monnaie. — Le marché. — Avenir de Ghadamès. . . 1 29
CHAPITRE VII
llelour à Naloul. — Préparatifs. — Visite d'adieu. — Départ
mouvementé. — Nuits d'étapes. — Traversée de la
Sebkha de Mzézem. — Fatigues. — Un chameau est
abandonné. — Marches fatigantes. — Le siroco. —
Journées pénibles. — Égarés dans les sables. — Nuit
d'anxiété. — Petits oiseaux. — Deuxième chameau aban-
donné. — Au Rir Zouzam. — Le mariage de Mustapha.
— Vers le Djebel. — Traversée de l'oued. — Arrivée à
Nalout. — Les officiers. — Au Ksar. — De nouveau
dans notre ancienne demeure 154
TABLE DES MATIERES 263
CHAPITRE Mil
Pages .
Le Djebel Naloul. — La grande falaise. — Son importance
stratégique. — En route vers l'ouest. — Razaya. — Le vil-
lage. — Le Ksar. — Excursions. — Jalousie des Berbères.
— Déhibat — Lois frontières. — Ancien village. - Ha-
med Madouk. — Sa vie et ses espérances. — Caractère
passionné et violent des Berbères. — Leurs qualités. —
Leurs défauts. — Une femme mourant de faim m'offre
l'hospitalité. — En route vers l'Est. Le bourg de Tirhit.
— Maisons invisibles. — Les jardins superposés. — Au
bord du puits. — Lés recrues de Tirhit. — Mentalité des
soldats berbères. — Le village de Hohammed. — Le
Ksar en ruine. — En route pour Kabao. — A travers
les oueds du bord de la falaise. — Pénible étape. —
L'oued Serous. — Les villages des hauts plateaux. —
Le Djebel Bedern 165
CHAPITRE L\
Le Djebel Fassalo. — La palmeraie de Diouche. — Récep-
tion du Kaïmakan. — La source. — La cavalerie turque.
— Les chevaux berbères. — La pente anormale des
oueds. — L'affaissement du pays au Sud. — Les grands
mouvements de bascule. — Généralité du phénomène. —
Elévation du plateau de l'Ouest vers l'Est. — L'oasis de
Chekchouk. — Le chAteau des Roumis. — L'échancrure
de Fassato. — Le porteur de legbi. — Le village de Mez-
rour. — A Génaoùn. — Imagination berbère. — Soup-
çons. — Malentendus. — Djâdo. — Au bar. —Le Kaïmakan
de Fassato. — Les autorités. — Le médecin. — Le phar-
macien.— Le climat sec du Djebel.— Malpropreté tfèfc
habitants. — Sa cause. — Sur les hauts plateaux. -
Forêts d'oliviers. — Les villages. — Ryana 18<>
CHAPITRE \
Le Djebel Yeffren. — Les ruines romaines de Ryana. —
Le Ksar Zerzour. — Le bord du plateau. — Les oueds.
—-L'oued Besas. —Yeffren. — La ville. — Le commis-
264 EN TRIPOLITAINE
P«g<
saire de police Mouri Effendi. — Le tnonteçarref. — Les
fonctionnaires du gouvernement. — Leur honnêteté. —
Réception du monteçarref sous l'olivier. — Le désastre.
— Terrible ouragan. — A la prison. — La sécheresse.
— La famine. — Distribution des vivres. — L'œuvre
d'Ibrahim Pacha. — Des milliers d'hommes sauvés par
lui. — Le geste de donner. — Le petit Mofeta. — Le Ksar.
— Instruction des recrues. — Rapports amicaux entre
officiers et soldats. — Position militaire de Yeffren. —
Le plan turc contre l'invasion italienne. — Forteresse
naturelle infranchissable. — Concentration des troupes
berbères sur les hauts plateaux. — Résistance facile. —
Dîner chez le moudir de la Régie. — L'histoire de la
source de Yeffren li»8
CHAPITRE XI
Le Djebel Gharian et retour à Tripoli. — La fertilité des
hauts plateaux. — Ruines romaines. — Souadan. —
Moustiques et fièvres. — Kikela. — Descente dans
l'oued. — Troupeaux. — Campement de nomades.
— Bains. — Le scorpion. — Le marabout. — Le Djebel
Monterous et le Djebel Tracet. — Formations éruptives.
— Arrivée au Ksar Gharian. — Les maisons troglodytes.
— Le café arabe. — Bagarre. — Structure générale de
la Tripolitaine. — Les grands effondrements. — Les
jardins. — Les vieilles femmes. — Le contrôleur fores-
tier. — Borylane. — En route vers Tripoli. — Les
champs d'orge. — Asysie. — La palmeraie de Sanyt
Beniadem. — Caravanes d'alfa. — Dernier campement.
— Dans les dunes. — Influence de la mer sur l'atmo-
sphère. — La mer en vue ! v2t4
CONCLUSIONS
Généralités sur le pays. — Le commerce. — L'exportation.
— L'importation. — La population. — Cultures. — Les
puits. — Recherche des sources. — Administration du
vilayet. — Le soulagement de la misère. — L'Italie cher-
che un incident. — Sentiment anti-italien des Berbères.
TABLE DES MATIÈRES 266
Pages.
— Son origine. — La pénétration de l'intérieur de la
Tripolitaine par les Italiens. — La Tripolitaine aurait-
elle pu se développer sous le joug turc ? — Lourde tâche
pour l'Italie si elle occupe le pays. — Résistance des
Turcs et des Berbères 228
APPENDICE
Mémoires du Maréchal Ibrahim Pacha, ancien gouverneur,
surjon œuvre en Tripolitaine avant la guerre 1910-4911. —
Introduction de l'auteur. — Le maréchal Ibrahim Pacha.
— Biographie. — Les mémoires. — La situation de la
Tripolitaine à l'arrivée du maréchal Ibrahim Pacha. —
Le programme des réformes et les difficultés avec
l'Italie. — L'œuvre d'Ibrahim Pacha : 1) Lutte contre la
famine ; 2) La réforme du corps de police ; 3) L'éduca-
tion des agents de police ; 4) La fondation d'une école
d'agriculture ; 5) Le développement des voies de com-
munication ; 6) La question des sources et des puits;
7) L'éclairage de Tripoli ; 8) Le développement de
l'instruction ; 9) Les recherches minières en Tripo-
litaine ; 10) Le développement de l'armée et du senti-
ment national. — Résumé 239
Table des gravures 255
Table des matières 259
3175. — Tours, imprimerie E. Arrault et C»*.
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DT Bemet, Edmond
238 En Tripolitaine
T8B4